UN SINGE EN HIVER (1962) D'après le roman de Antoine BLONDIN Adaptation : François BOYER Scénario : François BOYER & Henri VERNEUIL Dialogues : Michel AUDIARD LOGO DE « UFA COMACICO » Le logo de « UFA Comacico » représente un éléphant de cirque devant un rideau de scène. Il lève la patte et la trompe, et il barrit. TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR Plan d'une portion déserte de la plage. Une ponton en béton part de la plage et s'avance dans la mer. Un soldat allemand, en tenue de guerre, marche sur le ponton en direction de la mer. Le générique apparaît en lettres blanches majuscules. Les noms des acteurs et des techniciens sont inscrits dans de petits cadres noirs, juste à la taille des noms. Ces cadres sont légèrement transparents, ce qui permet de voir le décor sous le cadre. En bordure de plage, un escalier remonte de la plage. Un officier allemand remonte cet escalier. Suite du générique. Plan d'ensemble de la plage avec un grand mur de pierre en premier plan. Au loin, un groupe de soldats allemands marchent le long de la mer, venant vers nous. Suite du générique. Autre plan d'ensemble de la plage, vu de la promenade du bord de plage. Deux soldats allemands discutent devant une barrière amovible, qui barre le début de la route côtière. En bas de la rampe qui mène vers la plage, un motocycliste, sur sa moto, discute avec un autre soldat allemand à pied. La moto démarre et remonte vers la promenade. La moto sort du champ sur la droite. Suite du générique. La moto roule sur la route côtière le long de la plage. En contrebas, le groupe de soldats continue à marcher le long de la mer. Au loin, sur la corniche, on aperçoit des maisons normandes typiques. La moto sort du champ vers la gauche, et les soldats vers la droite. Suite du générique. Autre plan d'ensemble. Au premier plan, un soldat allemand monte la garde devant une barrière qui interdit l'accès à la plage. Sur la droite du soldat, le dos de la rangée de cabines de plage. Plus loin, deux autres soldats discutent devant une autre barrière. Dans le lointain, la corniche avec les maisons dessus. Une voiture longe les barrières, se dirigeant vers la corniche. Travelling sur la droite. Collé sur le côté de la première cabine de la rangée, nous voyons une affiche représentant des soldats allemands en uniforme de guerre. Sur l'affiche est écrit : « Avec tes camarades Européens, sous le signe SS, tu vaincras ! » Le travelling continue à se déplacer vers la droite. Devant la rangée de cabines, nous découvrons la promenade de bord de mer. Au fond, derrière la dernière cabine de la rangée, quatre soldats allemands montent la garde devant une barrière amovible. Le travelling s'arrête. Suite du générique. Plan de demi-ensemble de la plage. Le groupe de soldats allemands marchent à la queue-leu-leu le long de la mer. Suite du générique. Une jolie maison normande en bordure de mer. Elle est de taille assez imposante. Travelling sur la droite montrant l'entrée du village. Suite du générique. Une ambulance, suivie d'une moto avec side-car et deux soldats à bord, entre dans le village par la route côtière. Sur le bord de la route, un panneau sur lequel est inscrit : « Tigreville ». Une moto double l'ambulance. Contrechamp de la route côtière, qui monte vers le village. La moto roule vers nous, précédant l'ambulance, elle-même précédée par une autre moto avec side-car. Sur le bord de la route, un crucifix de grande hauteur. Suite du générique. Plan général de la plage, vue du haut de la corniche, avec quelques toits de maison en premier plan. On aperçoit le groupe de soldats allemands, semblable, à cette distance, à un petit groupe de fourmis. Fin du générique. BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR JOUR Plan d'ensemble de l'escalier un peu rustique qui monte vers une grande bâtisse isolée au sommet d'une colline déserte, près de la mer et légèrement en dehors du village. Il s'agit d'un bar dit « chinois », en fait une maison « de rendez-vous ». Une jeune femme en imperméable monte l'escalier. A côté de l'escalier, une tour métallique supporte un bloc de sirènes. Contrechamp sur la femme qui monte l'escalier. En contrebas, des voitures militaires et des soldats allemands. La femme est Georgina, la « tenancière » du bar.
BAR « CHINOIS » - INTÉRIEUR JOUR Plan moyen sur la porte d'entrée qui s'ouvre et Georgina qui entre. Elle referme la porte derrière elle. Dans le petit couloir menant au bar, elle croise un officier allemand, qui la salue. Elle lui dit deux ou trois mots en allemand et lui sourit. L'officier sort et referme la porte derrière lui. Georgina remarque un casque colonial accroché sur un porte-manteau, fait une petite moue d'agacement et se dirige vers le bar en enlevant ses gants. La décoration de la salle de bar est assez conventionnelle. Seuls quelques éléments donne une touche un peu asiatique à l'établissement, comme les lustres chinois qui pendent du plafond, ou la fresque qui couvre tout le mur derrière le bar. Il n'y a que deux clients assis devant le bar : Albert Quentin et Lucien Esnault. Ils sont en train de boire, et sont déjà passablement éméchés. Les deux hommes paraissent dans la quarantaine. En fait, les deux acteurs, Jean Gabin et Paul Frankeur, ont été artificiellement rajeunis par les maquilleuses, de façon à paraître environ quinze ans plus jeunes que leur âge réel. ALBERT QUENTIN Matelot Esnault Lucien, veuillez armer la jonque, on appareille dans cinq minutes. LUCIEN ESNAULT C'est parti. Il salue et se lève avec une certaine difficulté, traverse la pièce et se dirige, avec une démarche mal assurée, vers une jonque posée sur une étagère. Cette jonque est un modèle réduit de taille assez importante, mesurant environ 70 centimètres de la proue à la poupe. Il la prend et vient la poser sur le comptoir du bar. LUCIEN ESNAULT Voilà ! Le « zinc » du comptoir forme un creux avec un rebord, tout autour du comptoir, d'environ cinq centimètres de hauteur. Albert prend un pichet publicitaire « Marie Brizard », et commence à verser de l'eau dans le creux du comptoir. Lucien prend un autre pichet et en fait autant de l'autre côté de la jonque. Georgina, qui vient d'enlever son imperméable, s'approche d'eux et ne semble pas ravie de voir ce qu'ils sont en train de faire. GEORGINA Albert ! Elle parle avec un léger accent étranger. GEORGINA Oh, je vous en prie, vous n'allez pas encore tout me saloper comme l'autre fois ! ALBERT QUENTIN Madame, le droit de navigation sur le Yang-Tsé-Kiang nous est formellement reconnu par la convention du 3 août 1885. Contesteriez-vous la chose ? D'un revers de main, il fait tomber les trois bouteilles vide qui étaient sur le comptoir. GEORGINA Je ne conteste rien, je vous demande simplement de ne pas tout me casser comme l'autre jour. Albert se retourne vers elle. Lucien aussi se retourne, mais plus lentement, et le regard un peu vague, alors qu'Albert, malgré qu'il soit visiblement ivre, garde le regard alerte. ALBERT QUENTIN Ohhh mais pardon ! L'autre jour les hommes de Sun-Yat-Sen ont voulu jouer aux cons. Heureusement que j'ai brisé la révolte dans l'oeuf. Sans barbarie inutile d'ailleurs. On n'a coupé que les mauvaises têtes, le matelot Esnault peut témoigner. Il le désigne du doigt, et Lucien lève une main hésitante comme pour prêter serment. LUCIEN ESNAULT Sur l'honneur ! Albert contourne le comptoir. ALBERT QUENTIN Bon. Nous allons donc poursuivre notre mission civilisatrice. Il est maintenant derrière le comptoir. ALBERT QUENTIN Et d'abord je vais vous donner les dernières instructions de l'amiral Guépratte, rectifiées par le quartier-maître Quentin ici présent. Voilà... L'intention de l'amiral serait que nous percions un canal souterrain qui relirait le Wang-Hu au Yang-Tsé-Kiang ! Du doigt, il désigne le fleuve dessiné sur la fresque murale derrière lui. Lucien essaie de répéter le mot « Yang-Tsé-Kiang », mais sa bouche, empâtée par l'alcool, a du mal à prononcer un mot aussi compliqué. Georgina le regarde en souriant. LUCIEN ESNAULT Bon ! ALBERT QUENTIN Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant que Wang-Hu veut dire dire fleuve jaune et Yang-Tse-Kiang, fleuve bleu. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l'aspect grandiose du mélange ? Un fleuve vert ! Vert comme les forêts, comme l'espérance. Matelot Esnault, nous allons repeindre l'Asie, lui donner une couleur tendre, nous allons installer le printemps dans ce pays de merde ! Il s'énerve un peu sur les derniers mots et désigne, de nouveau, la fresque murale du doigt. Georgina sort de la salle du bar. GEORGINA Bon, je vois que vous êtes raisonnables, je vous laisse. J'ai des clients à servir, moi ! Albert sort de derrière le comptoir et crie : ALBERT QUENTIN Hé !... Dites donc, l'indigène ! Un peu de tact, hein ! Il la suit dans la salle voisine. ALBERT QUENTIN Parlons d'autre chose... parce qu'on les connaît vos clients, la Wehrmacht polissonne et le Feldwebel escaladeur ! Hein ! Il s'est approché de l'escalier que Georgina a commencé à monter. Du doigt, il désigne le haut de l'escalier. Lucien l'a suivi. Gergina se retourne, un peu effrayée. De la main, elle lui fait signe de baisser le ton. ALBERT QUENTIN Et puis merde, je vous raconterai plus rien, là ! Il retourne vers le bar. GEORGINA Chhhhut ! Albert ! Vous fâchez pas ! Albert revient un peu sur ses pas. ALBERT QUENTIN Vous fâchez pas, vous fâchez pas... Mais, nom de Dieu de bordel, je vous offre des rivières tricolores, des montagnes de fleurs et des temples sacrés, et vous me transformez tout ça en maison de passe ! Vous plantez votre Babylone normande dans ma mer de Chine. Alors... Matelot Esnault ! Lucien salue Albert. LUCIEN ESNAULT Oui Chef ! ALBERT QUENTIN Reprenez le village ! Où sont les grenades que je les dégoupille ? Il revient vers le bar, suivi par Lucien. Georgina, toujours plantée sur les premières marches de l'escalier, les regarde avec un peu d'inquiétude. Albert ramasse une bouteille de vin sur une table. Lucien en ramasse une autre. Albert s'approche du bar et enlève le bouchon de sa bouteille avec les dents, comme s'il s'agissait de la goupille d'une grenade. Lucien en fait autant avec une autre bouteille. Les deux hommes s'apprêtent à lancer les bouteilles contre la fresque murale. GEORGINA (criant en voix off) Monsieur Quentin !... Elle s'approche des deux hommes, qui se retournent. GEORGINA Calmez-vous ! Je vous demande pardon. Sa voix se fait suppliante et elle joint les mains. Albert enlève le bouchon qu'il avait gardé coincé entre les dents. ALBERT QUENTIN Une reddition ? Soit. La main de fer dans le gant de velours. Matelot, à vos pagaies ! Il se rassoit au comptoir, Lucien l'imite. LUCIEN ESNAULT Oui Chef ! Ils versent chacun du vin dans leur verre à partir la bouteille qu'ils ont en main. Ils posent leurs bouteilles respectives, puis se mettent à boire. Lucien se lève avec difficulté, et, en titubant, tend les mains vers la jonque sur le comptoir. Albert l'observe. ALBERT QUENTIN Attention aux roches ! Et surtout attention aux mirages ! Le Yang-Tsé-Kiang n'est pas un fleuve, c'est une avenue, une avenue de cinq milles kilomètres qui dégringole du Tibet pour finir dans la mer jaune... Albert a soulevé la jonque du bar avec délicatesse et lenteur. ALBERT QUENTIN ... avec des jonques et puis des sampans de chaque côté. Puis au milieu, il y a des... des tourbillons d'îles flottantes avec des orchidées hautes comme les arbres. Le Yang-Tsé-Kiang, camarade, c'est des millions de mètres cubes d'or et de fleurs qui descendent vers Nankin. Puis avec, tout le long, des villes-pontons où on peut tout acheter... des... alcool de riz... la religion, puis les garces et l'opium. Il se tourne vers Georgina, toujours debout derrière eux. Lucien repose la jonque sur le comptoir et se retourne aussi. ALBERT QUENTIN Je peux vous affirmer, tenancière, que le fusilier des marins a été longtemps l'élément décoratif des maisons de thé. En ce temps-là, on savait rire ! « Elle s'était mis sur la paille pour un maquereau roux et rose, c'était un juif qui sentait l'ail ! Il l'avait, venant de Formose, tiré d'un bordel de Shangaï. » Georgina a l'air ému. GEORGINA Oh, c'est beau ! Albert commence lentement à se diriger vers la sortie. ALBERT QUENTIN C'est pas de moi ! J'ai des vapes comme ça qui me reviennent quand je descends le fleuve ! LUCIEN ESNAULT Je croyais que c'était une avenue ? Albert a mis une cigarette entre ses lèvres. Il écarte les bras avec une moue dubitative. Puis il prend un air pensif. ALBERT QUENTIN On sait pas ! C'est peut-être un rêve qui se jette dans la mer. On entend la sirène d'alerte qui se met en marche. BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR JOUR Plan rapproché sur la sirène située à côté du bar « chinois ». Travelling à droite, montrant la mer dans le lointain. On entend d'autres sirènes qui sonnent aussi. Plan général du ciel au-dessus de Tigreville. Une escadrille d'avions volent dans le ciel. TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR Une grosse « jeep » allemande vient de s'arrêter au bord de la plage. Des soldats armés en descendent rapidement, sous les ordres d'un officier. OFFICIER ALLEMAND Schnell !... Les soldats et l'officier descendent en courant vers la plage. D'autres officiers descendent derrière eux. BAR « CHINOIS » - INTÉRIEUR JOUR Plan en contre-plongée de l'escalier. Une femme en robe de chambre, puis un officier allemand, sortent d'une chambre sur le palier. L'officier finit d'enfiler ses bottes. D'autres filles en robe de chambre et d'autres officiers sortent de chambres voisines, et commencent à descendre l'escalier. On entend les officiers parler allemand sur un ton assez énervé. Les filles aussi semblent énervées, mais le brouhaha ambiant fait que l'on peut à peine distinguer leurs paroles. UNE FILLE Hé ! Attendez-moi ! Plan rapproché sur l'arrière des marches de l'escalier, à travers lesquelles on voit les jambes des filles et des officiers qui descendent rapidement, et en arrière-plan, le visage un peu ahuri de Lucien, et celui, plus moqueur d'Albert. ALBERT QUENTIN Achtung, monsieur ! Achtung ! Georgina, venant du bar, vient vers eux en courant. GEORGINA Allez ! Allez ! Descendez dans la cave. Albert fait un geste évasif, ramasse son casque colonial accroché au porte-manteau, et se dirige tranquillement vers la sortie, suivi de Lucien. La porte est restée ouverte après le départ des officiers allemands, et Albert sort dehors, suivi de Lucien. BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR JOUR Albert et Lucien s'arrête devant l'entrée du bar, et regardent autour d'eux. On entend les moteurs des avions alliés. Derrière eux, on voit se fermer la porte du bar. Les deux hommes lèvent la tête. Contrechamp sur le ciel au-dessus d'eux, dans lequel on voit trois avions voler côte à côte. Retour sur les deux hommes. Derrière eux, un officier allemand retardataire sort en courant du bar. LUCIEN ESNAULT Ils bombardent Le Havre. Dans le ciel, un avion largue des bombes. Retour sur les deux hommes. ALBERT QUENTIN Le Havre ! Le Havre ! T'es complètement bourré ! Le Havre, c'est de l'autre côté. Ça nous tombe sur la gueule, oui ! Il s'éloigne rapidement. Lucien le suit. Ils s'arrêtent un peu plus loin sur la colline qui surplombe la mer. Albert met sa main en visière pour regarder le ciel. Dans le ciel, un autre avion largue des bombes. Retour sur les deux hommes. Albert fait signe à Lucien de s'allonger par terre. ALBERT QUENTIN Couchez-vous ! Ils s'aplatissent par terre, juste au moment où une bombe tombe non loin d'eux. Plan rapproché sur les deux hommes allongés dans l'herbe, environnés d'une épaisse fumée. Lucien a les mains sur la tête. Dans le ciel, un autre avion passe rapidement en larguant des bombes. Retour sur la colline. Une autre bombe tombe près du bar « chinois ». Plan rapproché sur les deux hommes. La fumée se dissipe un peu. Lucien est couvert d'herbe et de branchages. Albert relève lentement la tête. On entend les rafales des mitrailleuses anti- aériennes. Puis d'autres bruits mêlés de bombes, de coups de canon et de tir de DCA. Les deux hommes se relèvent et s'éloignent. Dans le ciel, un autre avion largue des bombes. Plan moyen sur Albert et Lucien, qui se cachent derrière un talus, toujours sur la colline. On voit la plage en contrebas, avec les bombes qui explosent. Les deux hommes, allongés sur le ventre, se couvrent la tête de leurs mains. Dans le ciel, deux avions larguent des bombes. Retour sur Albert et Lucien, qui n'ont pas bougé de place. Les bombes continuent à éclater autour d'eux sur le flanc de la colline. Plan moyen en contre-plongée du bar « chinois ». Une bombe éclate tout près de lui. Plan rapproché d'Albert et Lucien, que l'on aperçoit au milieu d'une épaisse fumée. Ils se redressent lentement. Plan général de la plage et de ses abords, en contrebas de la colline. La DCA allemande tire en continu. Plan rapproché sur Lucien, qui relève la tête vers le ciel. Albert l'imite. Dans le ciel, un avion vole au milieu des parachutes qui descendent lentement vers le sol. Retour sur Albert et Lucien, qui regardent vers la plage. Plan d'ensemble des canons anti-aériens, qui tirent vers le ciel. Dans le ciel, un avion prend un long virage. Il largue un parachute. Plan rapproché d'Albert et Lucien, qui se protègent la tête de leurs mains. Albert rampe lentement vers le bas et passe derrière Lucien. Plan rapproché d'Albert caché dans un creux d'herbes. Lucien descend vers lui. Ils regardent tous deux vers le ciel. Dans le ciel, une imposante escadrille d'avions approche de la côte. Retour sur les deux hommes. Albert semble réfléchir. ALBERT QUENTIN Dis donc, il serait peut-être temps d'aller retrouver nos bonnes femmes. Elles doivent s'inquiéter. Il se relève. LUCIEN ESNAULT Y aurait comme de quoi. Il se lève à son tour. A quatre pattes, les deux hommes remontent vers le chemin. Un mouvement de caméra permet de découvrir, devant eux, une petite maison, autour de laquelle les bombes explosent. Devant la maison, est garé un véhicule militaire. Une moto s'éloigne de la maison. Lucien et Albert descendent lentement vers le terre-plein autour de la maison. On entend une ambulance. Lucien et Albert sont maintenant sur le terre-plein et marchent tranquillement vers la maison. TIGREVILLE - RUES BOMBARDÉES - EXTÉRIEUR JOUR Plan rapproché sur une tour, qui pourrait être le clocher d'une l'église (?), et d'où sortent des flammes. Derrière ce « clocher », un escalier qui descend vers le centre ville. Albert et Lucien descendent l'escalier. Plan rapproché des restes calcinés d'un avion finissant de brûler sur la chaussée. Plan de demi-ensemble d'une rue jonchée de débris et de deux voitures en flamme. Derrière ces voitures, le bas d'un escalier sur lequel Albert et Lucien apparaissent. Ils marchent entre les deux voitures en flamme. Bruit d'une grosse explosion. TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR Plan général de la côte. Au milieu de la baie, l'explosion soulève d'énorme gerbes d'eau. TIGREVILLE - RUES BOMBARDÉES - EXTÉRIEUR JOUR Albert continue sa progression entre les deux voitures en flamme. Lucien le suit à une certaine distance. LUCIEN ESNAULT Voilà que ça repart ! Albert se tourne vers lui. ALBERT QUENTIN Et puisque je te dis que c'est rien. LUCIEN ESNAULT C'est rien, c'est rien... Albert fait un geste autoritaire des deux bras. ALBERT QUENTIN Rien ! Il repart, suivi de Lucien. Plan d'ensemble des ruines d'une maison. Les deux hommes circulent entre ces ruines. Derrière eux, un bâtiment de trois étages en flammes. On entend des tirs de mitrailleuse. Albert se retourne vers Lucien, qui tripote sa cravate. ALBERT QUENTIN Ben, qu'est-ce que tu fous avec ta cravate ? LUCIEN ESNAULT Je veux pas mourir débraillé. Il rejoint Albert. ALBERT QUENTIN Oui, et bien tu feras ta toilette de mort plus tard. Allez, magne-toi. Il reprend sa marche, et descend vers une autre maison en ruines, suivi de Lucien. Ils atteignent une zone où une épaisse fumée permet à peine de les distinguer CAMPAGNE NORMANDE - EXTÉRIEUR JOUR Vue aérienne des champs autour de Tigreville. Sur les champs, l'ombre d'un avion volant à basse altitude. Dans le ciel, on suit l'avion, dont on vient de voir l'ombre, et qui largue des bombes sur la campagne Normande. TIGREVILLE - RUES BOMBARDÉES - EXTÉRIEUR JOUR Plan d'ensemble d'une esplanade, sur laquelle se trouvent deux chars allemands abandonnés. Albert et Lucien traversent cette esplanade. A l'extrémité de l'esplanade, ils montent une rampe qui rejoint des bâtiments. Des bombes tombent autour des chars abandonnés. Dans le ciel, une escadrille d'avion est doublée par une autre escadrille plus rapide. Une bombe explose sur le sol. Dans le ciel, trois avions piquent vers le sol. Plan moyen d'Albert et Lucien montant la rampe au sein d'une épaisse fumée. Albert lève les yeux vers le ciel. ALBERT QUENTIN Oh, merde ! Il fait semblant de tirer vers le ciel avec une mitraillette imaginaire. ALBERT QUENTIN Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta !... Dans le ciel, un avion pique vers le sol. Retour sur Albert qui s'est remis en marche. Lucien regarde l'avion. On entend son moteur s'emballer. LUCIEN ESNAULT Oh !... Albert ! Mais Albert s'est remis en marche et est déjà loin devant Lucien. Plan, dans le ciel, de l'avion qui descend en piqué et s'écrase en mer. Retour sur Lucien qui court après Albert. LUCIEN ESNAULT Albert ! Il marche en tendant le bras en arrière, car, dans son délire d'ivrogne, il semble persuadé que c'est Albert, avec sa mitraillette imaginaire, qui a descendu l'avion ! LUCIEN ESNAULT Oh !... Albert ! Plan d'ensemble d'une rue en ruines, plongée dans une épaisse fumée, et au milieu de laquelle on distingue à peine les deux silhouettes d'Albert et de Lucien. Des gens courent autour d'eux pour aller se mettre à l'abri. Fondu enchaîné. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Plus tard. La nuit est tombée. Plan rapproché en contre-plongée sur l'angle de deux rues. Une plaque, apposée au premier étage du mur de la maison, indique le nom de la rue : « Rue du Maréchal Pétain ». La caméra descend au niveau du sol, et montre d'autres pancartes, installées au niveau du rez-de-chaussée à l'angle de la rue, et qui donnent des indications en allemand. Un groupe de soldats allemands casqués courent dans la rue, au milieu des flammes. Il passent devant une maison avec une grande vitrine. Au-dessus de cette vitrine, une inscription : « Hôtel Stella ». Gros plan en contre-plongée d'une enseigne accrochée au mur de cette maison, et sur laquelle on peut lire, en lettres blanches sur fond noir : « Hotel Stella - Pension - Restaurant - Garage ». Retour au niveau de la rue, dans laquelle circulent des motos de l'armée allemande. Derrière le passage des motards, un pan de maison s'écroule en flammes. Un homme à la jambe bandée traverse la rue en s'aidant de deux béquilles. Des soldats allemands casqués courent dans le sens inverse du premier groupe. On entend la voix d'Albert chanter à tue-tête : ALBERT QUENTIN (voix off) It's a long way to Tipperary... Un soupirail vu à travers les jambes des soldats qui courent. Albert passe la tête par le soupirail et chante. Derrière lui, on distingue sa femme Suzanne. ALBERT QUENTIN It's a long way to go... Zoom avant sur le soupirail. On voit plus distinctement Albert accroché des deux mains aux barreaux du soupirail et continuant à chanter. ALBERT QUENTIN It's a long way to Tipperary... Et good-bye Piccadilly !... HOTEL STELLA - CAVE - INTÉRIEUR NUIT Plan d'ensemble d'une cave voûtée, dont le plafond est supporté par de gros piliers de briques. Sur des étagères sont alignées de nombreuses bouteilles de vins. Des toiles d'araignées pendent du plafond. Au fond de la cave, debout devant le soupirail, Albert continue à chanter. ALBERT QUENTIN It's a long way to gooo !... Il revient vers l'intérieur de la cave, où sa femme, Suzanne, est assise. ALBERT QUENTIN Aux chiottes, les teutons !... Bande de mange-merde ! Il se sert un verre de vin, à partir d'une bouteille posée sur un tonneau. SUZANNE QUENTIN Arrête, Albert ! Tu vas nous faire fusiller ! Par le soupirail ouvert, on voit les jambes des gens qui circulent dans la rue. ALBERT QUENTIN Et pas de bandeau sur les yeux, je commanderai le peloton moi-même, comme le Maréchal Ney ! Il pointe le doigt vers son coeur. ALBERT QUENTIN Droit au coeur, messieurs. Suzanne reste assise, enveloppée dans un grand châle de laine. Elle semble mal à son aise. SUZANNE QUENTIN Si tu crois que c'est le moment de faire le zouave. ALBERT QUENTIN Je me demande, madame, ce que les Zouaves viennent faire la-dedans ! Quartier-maître Quentin, du Corps Expéditionnaire d'Extrême-Orient... Garde à vous ! Envoyez les couleurs ! Il porte une bouteille à ses lèvres comme s'il s'agissait d'une trompette, et chante la sonnerie de l'envoi des couleurs. Suzanne le regarde en haussant les épaules. ALBERT QUENTIN Ta-ta, tagada-dein-dein, ta-ta, tarrrrein-tein, ta-ta, tarra-da-da, ta-ta, tarrein-tein. Il baisse sa bouteille. ALBERT QUENTIN Repos ! Une bombe a dû tomber très près de chez eux, car le bruit est plus fort, les bouteilles sont agitées sur leurs étagères, et une pluie de plâtre tombe du plafond. Albert sursaute et se tourne vers la pluie de plâtre. Une autre bombe tombe près de chez eux. Et cette fois-ci, c'est derrière Suzanne que tombe la pluie de plâtre. Une autre bombe éclate. Deux pluies de plâtre en deux endroits différents de la cave. Des bouteilles tombent par terre et se brisent. ALBERT QUENTIN La rigolade s'organise. SUZANNE QUENTIN Ce matin, chez le boucher, on disait que les Allemands allaient tout faire sauter avant de partir. Albert lève la main d'un geste impérial. ALBERT QUENTIN Mais c'est leur droit. Moi, je dis que le soldat en fuite a droit à certaines compensations récréatives. Il ramasse son verre sur le tonneau, et se dirige vers Suzanne. ALBERT QUENTIN Personnellement, je me suis tapé de sévères courettes, je connais la question. Il s'assoit sur un casier à bouteilles. SUZANNE QUENTIN Si tu buvais moins, t'aurais peur comme tout le monde. ALBERT QUENTIN Ouais, et bien si je buvais moins, je serais un autre homme. Il débouche la bouteille, qui lui avait servi de trompette improvisée, et remplit son verre. ALBERT QUENTIN Et j'y tiens pas. SUZANNE QUENTIN Si tu trouves ça intelligent de mourir saoul !... Je te jures, ça fera bonne impression en ville. Tu sais ce qu'on dira ? Il se lève et regarde sa femme avec un air important. ALBERT QUENTIN Mourir saoul, c'est mourir debout, et je me fous des racontars ! L'histoire jugera, madame, et d'ailleurs, je ne vois pas pourquoi je boirais moins aujourd'hui... Il porte le verre à ses lèvres, mais le redescend aussitôt, car une grosse pluie de plâtre s'abat derrière lui. Il s'éloigne en CRIANT : ALBERT QUENTIN Ils vont tout foutre en l'air, ces cons-là ! Une autre pluie de plâtre s'abat sur l'escalier. Suzanne se lève d'un bond. Elle bute sur un tonneau et se retourne au moment où un autre pluie de plâtre s'abat derrière elle. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Dans la rue, trois soldats en armes courent dans tous les sens. L'un d'eux crie quelque chose en allemand, mais une bombe tombe dans la rue et les tue tous les trois. HOTEL STELLA - CAVE - INTÉRIEUR NUIT Albert boit tranquillement son verre au milieu du vacarme et du plâtre qui continue à tomber du plafond. Suzanne se précipite sur lui et le prend par le bras. Elle semble effrayée. SUZANNE QUENTIN Albert, j'ai peur ! Il la regarde longuement avant de répondre : ALBERT QUENTIN Bois ! Un autre bruit de bombe, et toute la vaisselle de service en métal de l'hôtel dégringole dans l'escalier de la cave, accompagnée des valises dans lesquelles elle était rangée. La lampe d'éclairage de la cave se balance sur son fil, puis s'éteint. Dans la pénombre, où l'on ne distingue plus que la lumière de la rue filtrant par la lucarne, on entend Albert crier : « Oh ! », puis Suzanne se met à sangloter tout en toussant à cause de la poussière. On aperçoit la lueur d'une bougie qu'Albert vient d'allumer au fond de la cave. Les sanglots de Suzanne sont devenus presque hystériques. ALBERT QUENTIN Ben, Suzanne, où que t'es, ma Suzanne ?... Ben, Suzanne !... Hein ? Il se rapproche de l'endroit d'où proviennent les sanglots et la toux de Suzanne. ALBERT QUENTIN Ah !... Il vient de la repérer, assise près d'une étagère, et sanglotant toutes les larmes de son corps. ALBERT QUENTIN Écoute-moi bien, ma Suzanne... Suzanne relève la tête et le regarde. ALBERT QUENTIN Ce que je vais te dire, c'est sérieux, et puis... c'est même grave. Si on s'en sort, hein... si la maison tient debout, et puis, si, un jour, je peux rallumer l'enseigne qui est au-dessus de la porte... et bien, je te jure de ne plus toucher un verre... Jamais... Les sanglots de Suzanne se sont arrêtés. Elle regarde son mari, semblant, malgré elle, assez impressionnée par ce discours et cette gravité inhabituels. Albert se sert un grand verre de vin à la lumière de la bougie. Il pose la bouteille sur le tonneau, et lève son verre en direction de Suzanne. ALBERT QUENTIN Tiens, regarde. C'est peut-être le dernier. Il porte le verre à ses lèvres et le boit lentement. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Même plan rapproché que précédemment : contre-plongée du premier étage de l'immeuble au coin de la rue près de l'hôtel, avec la plaque indiquant le nom de la rue, qui est toujours : « Rue du Maréchal Pétain ». Fondu au noir. Le même plan réapparait, mais, cette fois-ci, le nom de la rue est devenu : « Rue du Général de Gaulle » ! La caméra descend au niveau de la rue, qui est très calme maintenant. Toutes les devantures des magasins ont été réparées, les impacts de bombe sur la chaussée ont été bouchés. Par contre, il pleut ! Un homme s'éloigne, marchant à grandes enjambées sous la pluie. Plan rapproché en contre-plongée de l'enseigne de l'hôtel. Elle est maintenant rédigée en lettres noires sur fond blanc, mais le même texte est toujours inscrit : « Hôtel Stella - Pension - Restaurant - Garage ». Et elle est éclairée par une grosse ampoule. Albert a donc pu rallumer son enseigne, comme il le souhaitait. DEAUVILLE - PLACE DE LA GARE - EXTÉRIEUR NUIT Plan d'ensemble de la place de la gare de Deauville, qui est déserte. Seul, une DS Citroën est garée sur le parking, avec l'enseigne « Taxi » fixée sur le toit. Plan moyen de l'entrée de la gare. Un homme jeune, dans la trentaine, sort de la gare, portant une valise. Il s'agit de Gabriel Fouquet. Il est engoncé dans son imperméable. Il regarde la pluie qui tombe avec une grimace de mécontentement. Il relève son col et se dirige vers le parking. Il s'approche du taxi garé au milieu du parking. Il n'y a personne dans la voiture. Il pose sa valise par terre, ouvre la porte du conducteur et actionne le klaxon à plusieurs reprises. Plan moyen du « Café de la Gare ». Par les vitres du café, on voit un homme s'éloigner du comptoir et ouvrir la porte d'entrée. Il referme la porte et court vers son taxi. LE CHAUFFEUR DE TAXI Voilà ! Voilà ! Il s'approche de sa voiture. GABRIEL FOUQUET Je vais à Tigreville. LE CHAUFFEUR DE TAXI Montez ! Gabriel prend sa valise et ouvre la porte arrière. Le chauffeur ouvre sa portière avant. GABRIEL FOUQUET C'est loin ? LE CHAUFFEUR DE TAXI Oh non... Six kilomètres. Les deux hommes montent dans la voiture, qui démarre et sort du parking. TAXI - INTÉRIEUR NUIT Gabriel s'est assis, non pas derrière le chauffeur, mais sur le siège voisin, de façon à pouvoir discuter plus facilement. Il regarde la route sombre et pluvieuse qui défile par les vitres du taxi, puis les premières maisons de Tigreville. GABRIEL FOUQUET Vous croyez qu'on trouvera un hôtel ouvert dans le coin ? LE CHAUFFEUR DE TAXI Oh... c'est pas la saison. Enfin, je vais vous montrer ce qui nous reste. TIGREVILLE - EXTÉRIEUR NUIT Le taxi passe devant le panneau qui indique l'entrée de Tigreville, et enfile la route qui monte vers le centre ville. TAXI - INTÉRIEUR NUIT LE CHAUFFEUR DE TAXI Ça, en temps normal, c'est les Roches Noires. C'est ce qu'il y a de mieux, hein. Par les vitres du taxi, on aperçoit l'hôtel des Roches Noires, dont tous les volets sont fermés. LE CHAUFFEUR DE TAXI Seulement, ils ferment le quinze septembre. J'ai pas de conseil à vous donner, mais vous auriez mieux fait de rester à Deauville. D'ailleurs, y a encore des hôtels bien. GABRIEL FOUQUET A Cannes aussi, ou à Palma. Malheureusement, j'ai rien à y faire. LE CHAUFFEUR DE TAXI Moi, je vous disais ça, hein... TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Le taxi s'approche de l'hôtel Stella, et s'arrête devant. Le chauffeur se glisse sur le siège passager et ouvre la portière. Gabriel baisse sa vitre. LE CHAUFFEUR DE TAXI Y a ça, chez Quentin... Plan en contre-plongée de l'enseigne de l'hôtel, qui n'est plus éclairée. Retour sur le taxi. LE CHAUFFEUR DE TAXI C'est ouvert, mais je vous préviens, vous allez pas vous marrer. Gabriel inspecte la devanture de l'hôtel. GABRIEL FOUQUET Je suis pas venu pour me marrer. LE CHAUFFEUR DE TAXI Ah bon... Le chauffeur sort de son taxi par la porte passager et la referme. Il lève la tête vers les fenêtres du premier étage, et appelle : LE CHAUFFEUR DE TAXI Quentin !... Albert !... Albert !... Plan, en contre-plongée, d'une fenêtre qui s'allume au premier étage, à côté de l'enseigne. La fenêtre s'ouvre, et Albert apparaît en pyjama rayé. L'acteur Jean Gabin a maintenant repris son aspect normal et ses cheveux blancs, et paraît donc son âge réel. ALBERT QUENTIN Qu'est-ce que c'est ? LE CHAUFFEUR DE TAXI (voix off) Un client... ALBERT QUENTIN Je descends. Il rentre dans sa chambre. Retour sur le taxi. Le chauffeur ouvre la porte de Gabriel, qui sort sa valise, que le chauffeur lui prend des mains. Puis Gabriel lui-même sort du taxi. GABRIEL FOUQUET Je vous dois combien ? LE CHAUFFEUR DE TAXI Quinze cents francs pour la course. Gabriel sort des billets de sa poche. GABRIEL FOUQUET Et cinq cents pour la conversation. Gardez tout. Il met l'argent dans la main du chauffeur. LE CHAUFFEUR DE TAXI Merci. Ils se dirigent tous les deux vers la porte de l'hôtel. HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT Albert, qui a enfilé un blouson par-dessus son pyjama, se dirige vers la porte d'entrée. A sa gauche, le comptoir de la réception. Il ouvre la porte. LE CHAUFFEUR DE TAXI Bonsoir, Albert. ALBERT QUENTIN Bonsoir. Le chauffeur donne sa valise à Gabriel, et retourne vers son taxi. GABRIEL FOUQUET Vous avez une chambre ? ALBERT QUENTIN Oh la ! J'en ai quatorze ! Entrez, monsieur. Gabriel entre dans l'hôtel. Albert referme la porte derrière lui. Gabriel regarde le comptoir de réception. On entend sonner un carillon. Albert fait le tour du comptoir. Sur le mur, derrière le comptoir, l'horloge marque 10h30, et, sur le mur de côté, le calendrier indique : « jeudi 28 octobre ». Albert décroche une clef sur le tableau sous l'horloge. Il prend une fiche sur le comptoir, et refait le tour du comptoir. ALBERT QUENTIN Tenez, si vous voulez me suivre. Il s'éloigne du comptoir et Gabriel le suit. Plan en plongée vu du haut de l'escalier. Albert commence à monter, suivi de Gabriel. ALBERT QUENTIN Vous savez, si vous êtes venu pour les bains de mer, j'aime mieux vous dire que la saison est terminée. GABRIEL FOUQUET Qu'est-ce que ça veut dire, la saison ? Les paysans disent qu'il y en a plus, de saison. Vous en avez encore une, vous ? ALBERT QUENTIN Boh !... Du premier au quinze août, dans les années exceptionnelles. HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT Ils sont arrivés au premier étage. Albert s'avance dans le couloir. ALBERT QUENTIN Vous gardez la chambre plusieurs jours ? GABRIEL FOUQUET Je sais pas. Albert s'arrête devant une porte et introduit la clef dans la serrure. HOTEL STELLA - CHAMBRE GABRIEL - INTÉRIEUR NUIT La porte s'ouvre et Albert entre le premier. La chambre est assez conventionnellement celle d'un hôtel de province de l'époque. Papier à grosses fleurs sur les murs, cadre avec une photo de voilier, un lavabo avec une tablette de verre et un miroir au-dessus, un lit à structure métallique, une table de nuit avec une lampe de chevet, une commode, un fauteuil en bois avec un coussin dessus, une table recouverte d'une nappe à motif moderne avec un cendrier publicitaire posé dessus. Gabriel suit Albert et jette un rapide regard circulaire autour de lui. ALBERT QUENTIN Voilà... GABRIEL FOUQUET Ça m'a l'air parfait. Il pose sa valise au pied du lit. ALBERT QUENTIN Je vous laisse votre fiche, vous la remplirez demain. Vous avez besoin de quelque chose ? Albert a posé la fiche sur la table. Gabriel commence à déboutonner son imperméable. GABRIEL FOUQUET Euh... Qu'est-ce qu'on peut boire à cette heure-ci ? ALBERT QUENTIN Oh ben...Vittel, Evian, Perrier... Gabriel finit d'enlever son imperméable. GABRIEL FOUQUET Oh... Tout compte fait, j'ai pas soif. ALBERT QUENTIN Et ben, comme vous voudrez. Voilà... Albert se dirige vers la porte. ALBERT QUENTIN Bonne nuit, monsieur. Albert sort et referme la porte derrière lui. Gabriel pose son imperméable sur le bout du lit, et regarde autour de lui. Il met les mains dans ses poches, et s'adosse sur le lit. HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT La chambre d'Albert et Suzanne ne ressemble pas aux autres chambres de l'hôtel. Elle est moins impersonnelle, avec des meubles plus jolis et de nombreux vases et objet disposés dessus. Albert entre et referme la porte derrière lui. On ne voit pas encore Suzanne, mais on devine qu'elle est toujours au lit, dont on aperçoit le pied à droite du champ. SUZANNE QUENTIN (voix off venant du lit) Qui est-ce ? Albert enlève son blouson, et s'avance dans la chambre, suivi par la caméra. ALBERT QUENTIN Un client. On découvre Suzanne à moitié assise dans le lit. Elle a changé de coiffure et a maintenant les cheveux coupés courts, alors qu'elle les portait longs pendant la guerre. SUZANNE QUENTIN Je m'en doute. Il t'a rien dit ? ALBERT QUENTIN Ben, qu'est-ce que tu voulais qu'il me dise ? Il m'a demandé une chambre, je lui ai donné le huit. Il pose son blouson sur un fauteuil. SUZANNE QUENTIN Avoue que c'est quand même une drôle d'heure pour arriver, surtout de ce temps-là. Albert s'assoit sur le lit et enlève ses pantoufles. ALBERT QUENTIN Oh... les voyageurs, c'est fait pour voyager, et puis le temps n'a rien à voir là-dedans. Il se glisse sous les draps. Suzanne en fait de même. ALBERT QUENTIN Allez... Il ramasse un bonbon dans une coupelle sur la table de nuit et le met dans sa bouche. Il se gratte la tête, puis éteint sa lampe de chevet. Suzanne a les yeux grand ouvert, et soudain, elle tourne la tête et tend l'oreille. On entend une porte qui se ferme, puis des bruits de parquet qui grince. Suzanne se redresse dans son lit. Albert ne bouge pas, un bras replié au-dessus de sa tête. SUZANNE QUENTIN Écoute !... ALBERT QUENTIN Quoi ? Plan rapproché sur la porte de la chambre. On entend quelqu'un qui passe derrière la porte dans le couloir. Suzanne se tourne vers Albert. SUZANNE QUENTIN Tu vas tout de même pas me dire que tu trouves ça naturel ? Albert n'a toujours pas bougé. ALBERT QUENTIN Qu'est-ce qu'il y a de surnaturel à chercher les waters ? SUZANNE QUENTIN Albert !... Elle sort précipitamment du lit, et ramasse sa robe de chambre. Albert allume posément sa lampe de chevet. Suzanne arrive près de la porte en finissant d'enfiler sa robe de chambre. Elle entr'ouvre doucement la porte et regarde dans le couloir. Elle fait signe à Albert de venir près d'elle. Albert se lève lentement, sort du lit, enfile ses pantoufles et rejoint Suzanne près de la porte. Il ouvre la porte en grand et sort dans le couloir. Suzanne le suit. HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT La caméra suit Albert et Suzanne dans le couloir. Ils arrivent à l'escalier. En contrebas, dans le hall de réception, on voit Gabriel, qui descend les dernières marches. Il regarde autour de lui. Il ouvre à deux battants les portes d'un placard, mais rien, dans ce placard, ne semble l'intéresser et il le referme. Il trouve un interrupteur et allume la lumière de la salle à manger. Il pénètre dans la salle à manger que l'on voit à travers le mur vitré qui la sépare du hall de réception. Albert et Suzanne s'accoudent sur la rampe pour mieux l'observer. Gabriel s'approche d'un buffet, dont il ouvre les portes. Il regarde à l'intérieur et referme le buffet. HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT Gabriel revient vers le hall de réception, et éteint la lumière avant de sortir. Une autre lumière s'allume au premier étage. Gabriel se retourne vers Albert et Suzanne, que l'on voit en contre-plongée en haut de l'escalier. ALBERT QUENTIN Vous cherchez quelque chose ? GABRIEL FOUQUET La porte. Albert montre quelque chose du doigt derrière Gabriel. ALBERT QUENTIN Droit devant vous. Gabriel se retourne et se dirige vers la porte d'entrée. ALBERT QUENTIN (voix off) Soyez aimable de la refermer, hein ? Gabriel ouvre la porte, sort dans la rue, et referme la porte derrière lui. Retour à la contre-plongée sur Albert et Suzanne, en haut de l'escalier. Albert pénètre dans le couloir, suivi de Suzanne. HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT Par la fenêtre de la chambre d'Albert, on voit, en plongée, Gabriel qui marche dans la rue, où, maintenant, il ne pleut plus. Il se dirige vers un café situé à quelques mètres de l'hôtel, dans une rue qui coupe la rue de l'hôtel à angle droit, le « Café Normand ». TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Contre-champ et plan rapproché sur la fenêtre d'Albert, vue de la rue. Albert et Suzanne regardent dans la rue, écartant chacun un rideau pour mieux voir. HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT Retour au plan en plongée, vu de la fenêtre de la chambre. Gabriel est maintenant arrivé au café et regarde à travers les rideaux qui décorent les vitres de l'établissement. Puis il se dirige vers la porte qu'il ouvre. CAFÉ NORMAND - INTÉRIEUR NUIT Le « Café Normand » est un petit bistro provincial typique de l'époque. Comptoir en bois avec « zinc » vraiment en zinc. Vitres protégés par des rideaux blancs bien repassés. Cendriers publicitaires « Picon » ou « Martini »sur le comptoir. Derrière le comptoir, des étagères avec des bouteilles d'alcool, des verres, une machine expresso, le tout devant un grand miroir qui couvre tout le mur. Gabriel entre dans le café et referme la porte derrière lui. GABRIEL FOUQUET Messieurs !... Il s'assoit sur un tabouret en bois devant le comptoir. Il se retourne lentement, car il vient de s'apercevoir que le brouhaha ambiant s'est tu soudainement à son entrée. Contrechamp montrant la salle du café. Au fond, la salle de billard, communiquant sans séparation avec le reste de la salle du café, mais à laquelle on accède par trois marches. Deux hommes sont en train de jouer au billard. A côté du billard, une vieille femme, Joséphine, seule à une table. Le long du mur qui prolonge la vitrine du café, des tables, derrière lesquelles sont assis des clients, visiblement des marins, ou d'anciens marins, vu leur costumes et leurs casquettes. De l'autre côté de la salle, une table où le patron, Lucien Esnault, est en train de manger en face de son épouse, une femme brune au chignon sévère. Simone, la serveuse, une petite jeune femme blonde d'allure sympathique, portant un grand tablier blanc, et tenant un torchon à la main, quitte la table des « marins » et se dirige vers le comptoir. Joséphine, Madame Esnault et Simone sont les trois seules femmes présentes dans le café. Les conversations reprennent. Retour sur Gabriel tourné vers le comptoir, derrière lequel Simone vient d'arriver. SIMONE Pour monsieur, ce sera ?... GABRIEL FOUQUET Un Picon-bière. Simone reste interdite : elle semble ne pas savoir ce qu'est exactement un Picon-bière. Elle pose un verre sur le comptoir devant Gabriel. Puis, de dessous le comptoir, elle sort une bouteille d'un litre de bière, fermée par un bouchon mécanique. Elle ouvre la bouteille, qui fait un « pop » caractéristique. Elle se retourne pour prendre une bouteille de Picon sur l'étagère derrière elle. Elle débouche la bouteille, puis prend les deux bouteilles, une dans chaque main, et se tourne vers la salle. SIMONE M'sieur Esnault... pour un Picon-bière, c'est moitié- moitié ? Contre champ. La caméra est placée derrière Simone, et montre Gabriel en premier plan, assis devant le comptoir, et derrière lui, en arrière plan, la salle du café. Gabriel prend les bouteilles des mains de Simone. GABRIEL FOUQUET Ça peut le devenir, mais pas maintenant. Il pose la bouteille de bière sur le comptoir, et commence à verser le Picon dans son verre. GABRIEL FOUQUET Je saute pas l'obstacle sans élan. Vous allez voir, j'ai ma recette. Il pose la bouteille de Picon, prend la bouteille de bière et verse la bière dans son verre. GABRIEL FOUQUET Pendant ce temps, faites-moi un numéro de téléphone. SIMONE Pour ici ? GABRIEL FOUQUET Non. SIMONE Pour Paris ? GABRIEL FOUQUET Non. Pour Madrid. Il pose la bouteille de bière et sort, de la poche de sa veste, un papier qu'il tend à Simone. GABRIEL FOUQUET Tenez, il est là-dessus. Simone se dirige vers le téléphone, posé à l'extrémité du comptoir. Elle pose la main sur le téléphone, puis se tourne vers la salle. SIMONE M'sieur Esnault... Pour téléphoner à Madrid, comment on fait ? Dans la salle, Lucien, toujours à table avec sa femme, et qui tourne le dos au comptoir, s'essuie la bouche et se lève de table. Il s'approche du comptoir, et actionne la manette d'appel du téléphone. (NOTE - A cet époque, seules certaines grandes villes, comme Paris, avait un réseau téléphonique automatique. Pour la plupart des petites villes de province, il fallait passer par un standard, qui vous mettait en relation avec le correspondant demandé.) Simone fait le tour du comptoir pour donner le papier de Gabriel à Lucien, qui le prend et décroche le combiné. Avant de parler, il se tourne vers la salle. LUCIEN ESNAULT Un peu de silence, je téléphone en Espagne. Les conversations s'arrêtent à la table des « marins », qui se tournent tous vers Lucien. Ce dernier, le combiné à la main, regarde le papier de Gabriel. LUCIEN ESNAULT Mademoiselle Claire comment ?... Il se tourne vers Gabriel. Plan moyen de Gabriel, au comptoir, en train de boire son Picon- bière. Il baisse son verre. GABRIEL FOUQUET Claire Prévost. Il recommence à boire lentement. LUCIEN ESNAULT (voix off) Pour le 14 à Tigreville, je voudrais le 39... Retour sur Lucien qui lit le papier au téléphone. LUCIEN ESNAULT 48 00... à Madrid. VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone) En Espagne ?... LUCIEN ESNAULT Ben oui, en Espagne. Un préavis pour mademoiselle Claire Prévost. VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone) Quelques minutes d'attente. LUCIEN ESNAULT Hé ! Allo ! Avec I.D. VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone) D'accord. LUCIEN ESNAULT Oui, merci. Il raccroche. Il replie le papier et le rend à Gabriel. LUCIEN ESNAULT Ils rappellent, y a quelques minutes d'attente. Gabriel remet le papier dans sa poche. GABRIEL FOUQUET En attendant, qu'est-ce que je vous offre ? Lucien, qui se préparait à retourner vers la table, où sa femme continue à diner seule, s'accoude au comptoir. LUCIEN ESNAULT Oh, un petit Calva. Gabriel fait signe à Simone derrière le comptoir. GABRIEL FOUQUET Un Calva pour monsieur. Il reprend les deux bouteilles, une dans chaque main, et commence à verser le Picon, puis la bière, dans son verre. GABRIEL FOUQUET Pour moi, même jeu, la même couleur ! Simone dépose un verre vide devant Lucien. Puis elle prend une bouteille de Calva sous le comptoir, la débouche et verse l'alcool dans le verre. GABRIEL FOUQUET Dites donc, ils ont l'air de se coucher de bonne heure en face. Lucien se redresse avec un large sourire. LUCIEN ESNAULT Ahhh ! Parce que vous êtes descendu chez Quentin ! Ben vous avez pas fini de rigoler. Simone rebouche la bouteille et la repose sous le comptoir. LUCIEN ESNAULT Avec lui, si vous avez pas soif, vous serez tout de suite servi. Je sais même pas s'il sert encore du vin à table. Hum ! Sacré Albert ! Il se tourne vers la salle. LUCIEN ESNAULT Ah, on peut dire qu'il a sauté la barrière, celui-là. Il revient vers Gabriel. LUCIEN ESNAULT Parce que, hein, pardon... Joyeux compagnon, mesdames ! Pas snob sur le biberon, c'est moi qui vous le dis. Allez, venez... Il prend son verre et fait signe à Gabriel de le suivre en salle. LUCIEN ESNAULT On a bien rigolé, il y a quinze ans, tous les deux. Tandem terrible, connu sur la région. Il fait quelques pas, suivi de Gabriel, qui a aussi pris son verre, puis il s'arrête de marcher. GABRIEL FOUQUET Parce que vous en fûtes ? LUCIEN ESNAULT Comme vous dites. Et pas manchot. Et puis un jour, crac, fini, plus un verre, l'abstinence, le gâtisme. C'est de ce jour-là qu'il a changé. Il reprend sa marche. LUCIEN ESNAULT On dirait qu'il y a plus que le mauvais qui ressort. GABRIEL FOUQUET Qu'est-ce que vous appelez le mauvais ? Lucien s'assoit sur la banquette d'une table à côté des « marins ». Gabriel s'assoit en face de lui. LUCIEN ESNAULT Côté renfermé, cette espèce de prétention, pas faire comme tout le monde... Un genre, quoi ! Un vieux « marin », en blouson de cuir, assis juste à côté de Lucien, qui a des cartes dans une main et une cigarette dans l'autre, se tourne vers Lucien. LE « MARIN » EN BLOUSON DE CUIR Mais il l'a toujours eu, le genre. L'a-t-y pas été faire son service militaire en Chine ? Je vous demande un peu. A côté de lui, sur la banquette, un homme portant un béret, une pipe au bec, se mêle à la conversation. L'HOMME AU BÉRET C'est comme la prétention qu'il a toujours eu dans ses lectures. Vous croyez peut-être qu'il lit le journal comme tout le monde ? Ah ! Pensez-vous ! Des bouquins plein une malle. Tu te rappelles les soirs où il nous emmerdait avec... et comment qu'il l'appelait, celui-là ?... Un gros qu'avait un nom d'eau gazeuse... A... Ap... Appolinarès ?... Apolina... LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR Appolinaris !... L'HOMME AU BÉRET Ah !... LUCIEN ESNAULT Ah, je dis pas qu'il a pas toujours été fou. Mais avant, il communiquait. C'est depuis qu'il a arrêté de boire qu'il a muté sournois. Il est plus rien. Allez donc voir ce qui se passe là-dedans. Il se tapote le front. Un autre client, assis à la table voisine, s'assoit sur la banquette à côté de l'homme au béret. LE CLIENT DE LA TABLE VOISINE Et d'après Billoux, qu'a servi chez lui, paraît qu'il avait des sortes d'éblouissements... de malaises. Lucien se lève. LUCIEN ESNAULT Je ne dis pas non. Car il aurait comme un cancer ou une cirrhose du foie que je serais le premier à lui tirer mon chapeau, mais alors qu'il le dise, Bon Dieu, c'est tout ce qu'on lui demande. Le téléphone sonne. Lucien contourne la table. LUCIEN ESNAULT Tiens, ça doit être Madrid. Il se dirige vers le comptoir. Arrivé au comptoir, il décroche le téléphone. Derrière lui, on voit Gabriel, qui est resté sans bouger à sa place, et qui continue à boire. LUCIEN ESNAULT Allo ! Allo ! VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone) Le 14 à Tigreville ? LUCIEN ESNAULT Oui. VOIX DE L'OPÉRATRICE (voix off dans le téléphone) Madrid. LUCIEN ESNAULT Ne quittez pas. Il se tourne vers Gabriel. LUCIEN ESNAULT C'est Madrid. Il pose le combiné sur le comptoir. Gabriel, son verre à la main, se lève lentement et se dirige vers le comptoir. Lucien retourne s'assoir sur la banquette. Gabriel arrive au comptoir sur lequel il pose son verre. Il prend le combiné et le porte à son oreille. GABRIEL FOUQUET Allo ! La résidence Mora ?... Derrière lui, Lucien et les « marins » sont tous tournés vers lui, et ne perdent pas une miette de la conversation. VOIX ESPAGNOLE (voix off dans le téléphone) Si señor. Digame ? GABRIEL FOUQUET Mademoiselle Claire Prévost. VOIX ESPAGNOLE (voix off dans le téléphone) Un secondo. Le pongo. Un long silence. CLAIRE (voix off dans le téléphone) Allo ?... Allo ?... Mais enfin, qui appelle ?... Allo ?... Mais répondez ! Qui est à l'appareil ? Gabriel raccroche lentement sans répondre. Puis il reprend son verre sur le comptoir, se dirige vers les deux bouteilles, remplit son verre, d'abord de Picon, puis de bière, repose les bouteilles, porte le verre à ses lèvres, et le boit lentement. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Même plan rapproché sur la fenêtre de la chambre d'Albert que celui vu juste avant que Gabriel entre dans le café. Albert est maintenant seul à scruter la rue derrière les rideaux. Il laisse retomber le rideau et s'éloigne de la fenêtre. HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT Albert s'éloigne de la fenêtre dont il vient de laisser retomber le rideau. Il se rapproche du miroir au-dessus de la cheminée, miroir dans lequel on voit le lit, dans lequel Suzanne est couchée. Il ouvre une boîte à bonbons posée sur la cheminée. SUZANNE QUENTIN Qu'est-ce qu'il peut bien faire là-bas ? ALBERT QUENTIN Chercher ce qu'on ne trouve plus chez nous. SUZANNE QUENTIN Tu regrettes ? ALBERT QUENTIN Pourquoi veux-tu que je regrettes ? J'ai mes bonbons, moi. Il met un bonbon dans sa bouche. Il se rapproche lentement d'un cadre accroché au mur à droite de la cheminée. Ce cadre montre une photo d'Albert en uniforme colonial, posant devant un fleuve sur lequel navigue une jonque. A droite de ce cadre, un autre cadre montre une autre photo d'Albert devant le bastingage d'un bateau. Derrière lui, sur le fleuve, navigue aussi une jonque. Albert regarde longuement les photos, en croquant son bonbon. A moitié assise dans son lit, Suzanne l'observe. SUZANNE QUENTIN Albert... Albert regarde toujours les photos au mur. ALBERT QUENTIN Hmmm !... Il se retourne. Suzanne le regarde avec un pointe d'inquiétude dans les yeux. SUZANNE QUENTIN Allez, viens te coucher, va. Mâchouillant toujours son bonbon, Albert s'éloigne des photos. La caméra reste un temps en plan fixe sur les photos, puis la lumière s'éteint dans la pièce. CAFÉ NORMAND - INTÉRIEUR NUIT Simone s'éloigne du comptoir avec un plateau chargé de verres de vin. On entend beaucoup de brouhaha dans la salle. Simone passe devant Madame Esnault, assise seule à la même table que précédemment. La nappe a été enlevée, et une tasse de café est posée devant la patronne. Il n'y a plus de joueurs autour du billard, mais Joséphine est toujours assise seule à sa table à côté du billard, donc légèrement surélevée par rapport à la salle. Simone s'approche de la table des marins, qui sont tous pliés en deux de rire. Seul Gabriel, en premier plan, ne semble pas partager l'hilarité générale. Il verse le fond de la bouteille de Picon dans son verre. En face de lui, Lucien rigole avec ses clients. Simone pose son plateau en bout de table. JOSÉPHINE Moi, Hitler, tout ce que j'avais à lui reprocher, c'est ses moustaches. Au son de sa voix, il est évident que Joséphine a un peu trop bu. Les rires, qui s'étaient interrompus pour la laisser parler, reprennent de plus belle. Simone pose chaque verre devant son destinataire. Au premier plan, Gabriel se lève lourdement, la bouteille à la main. Il lève la bouteille en l'air. GABRIEL FOUQUET Une autre bouteille ! Simone s'approche de Gabriel, mais personne d'autre ne semble s'intéresser à lui. LUCIEN ESNAULT Joséphine, raconte un peu à monsieur ce que tu faisais sous l'occupation. Simone prend la bouteille de la main de Gabriel et s'éloigne vers le bar. Gabriel reste debout. Plan moyen de Joséphine, le verre à la main. JOSÉPHINE J'écrivais à la Kommandantur, et je dénonçais tous les malfaisants. Éclats de rire en voix off. JOSÉPHINE Tiens, toi, je t'ai dénoncé plus de dix fois pour marché noir. Mais ils ont jamais voulu me croire. Contrechamp avec la caméra placé dans le dos de Joséphine, et montrant la table des « marins » en contrebas. Gabriel est toujours debout. Le client, qui était auparavant installé à la table voisine, se tourne vers Gabiel. LE CLIENT DE LA TABLE VOISINE Quand on vous disait que c'était un phénomène ! Simone apporte une nouvelle bouteille de Picon à Gabriel, qui se rassoit. Le « marin » au blouson de cuir lève son verre vers Gabriel. LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR Et bien, m'sieur, à votre santé ! Plan moyen sur Gabriel qui verse de la bière dans son verre. On entend des clients qui lui parlent en voix off, mais il est difficile de savoir qui parle exactement. UN CLIENT (voix off) Voilà une tournée qui vous portera bonheur ! UN AUTRE CLIENT (voix off) La première fois que vous venez à Tigreville, ben ce sera pas la dernière ! On a vingt milles parisiens tous les étés, ben y en avait même depuis avant la guerre. Gabriel boit son verre par gorgées, le regard un peu vague. UN AUTRE CLIENT (voix off) Ah oui, c'est vrai. Le début de la réplique d'un autre client est rendue incompréhensible par le brouhaha ambiant. UN AUTRE CLIENT (voix off) Question iode, on craint personne, même pas Berck. Plan sur la table des « marins ». Le vieux « marin » au blouson de cuir pointe son doigt vers Gabriel. LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR Dans un journal, on nous appelle la Californie Normande. Tous les autres « marins » approuvent. Le marin au blouson de cuir lève son verre. LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR Messieurs !... A Tigreville !... Tous lèvent leurs verres, y compris Lucien, en disant : « A Tigreville !» Gabriel se lève, le verre à la main, et dit, d'une voix un peu pâteuse : GABRIEL FOUQUET Messieurs... Votre accueil me bouleverse, mais ne saurait égarer mon jugement. J'ai tout de même pas mal voyagé, ce qui me permet de vous dire, en connaissance de cause, que votre patelin est tarte comme il est pas permis et qu'il y fait un temps de merde ! Il se penche sur la table pour parler plus près des visages des « marins », qui éberlués par l'impertinence de Gabriel, reposent lentement leurs verres sur la table. LUCIEN ESNAULT Je suppose que monsieur plaisante... Gabriel se tourne vers lui. GABRIEL FOUQUET Absolument pas. Le marin au blouson de cuir se lève pour faire face à Gabriel LE « MARIN » AU BLOUSON DE CUIR Vous savez combien y a eu de jours de soleil en Juillet ?... Dix-sept ! Gabriel rapproche son visage du sien. GABRIEL FOUQUET Soleil de mes fesses ! Vous savez pas ce que c'est que le soleil ! Vous l'avez jamais vu, vous ! D'une bourrade, il repousse le marin, qui retombe sur ses amis sur la banquette. Puis il monte sur « l'estrade » du billard. Arrivé en haut des trois marches, il commence à danser le flamenco en tapant du pied par terre, à la manière des danseurs espagnols. Tous les clients du café le regarde, un peu subjugués par cette démonstration inhabituelle d'ivresse. Plusieurs gros plans sur les pieds de Gabriel en train de danser. (NOTE - Lors des gros plans de pieds, ce n'est pas l'acteur Jean- Paul Belmondo qui danse, mais il est doublé par un véritable danseur de flamenco. C'est aussi la raison pour laquelle, sur la plupart des autres plans, on ne voit que le haut du corps de Gabriel, à partir de la taille.) Gabriel saute de l'estrade sur la table de la patronne, qui ôte prestement sa tasse de café, se lève et s'éloigne de la table. Gabriel continue à danser sur la table. A la fin de la démonstration de Flamenco, Gabriel saute à terre. GABRIEL FOUQUET C'est ça, le soleil ! Il s'avance, en titubant un peu, vers la table. D'un geste rapide du bras, il balaie tous les verres posés sur la table. GABRIEL FOUQUET Ahhhh !... Mais je veux pas voir de verres vides. Lucien se lève, et alpague Gabriel, aidé par l'un des « marins ». Gabriel repousse Lucien. Tous les clients du bar se sont levés, et se sont regroupés autour de Gabriel. Derrière lui, un homme le pousse. Gabriel se retourne, près à se battre. Puis il se retourne de nouveau vers Lucien, que sa femme retient par le bras. Il prend une liasse de billets dans sa poche et les lance en l'air. GABRIEL FOUQUET Quieto ! UN MARIN Il est peut-être armé !... GABRIEL FOUQUET Le monsieur paie !... Les gens de ma suite vont venir... ce sont des gitans... traitez-les comme moi-même. Lucien l'attrape par le col de sa veste. LUCIEN ESNAULT A coups de pompe dans le train que je vais vous traiter ! Gabriel le repousse avec force, repoussant aussi, en même temps, tous les clients groupés derrière lui. Il se plante devant la porte d'entrée. GABRIEL FOUQUET Arrière, les esquimaux ! Je rentre seul... le matador rentre toujours seul. Plus il est grand, plus il est seul. Je vous laisse à vos banquises, à vos igloos, à vos pingouins. ¡ Il se tourne vers madame Esnault. GABRIEL FOUQUET Por favor Señora ! À quelle heure le train pour Madrid ? LUCIEN ESNAULT Dans cinq minutes ! Si tu te dépêches pas, tu le loupes ! Gabriel le regarde posément, se retourne lentement et ouvre la porte. Lucien le pousse violemment dehors. LUCIEN ESNAULT Allez, ouste, avant que je me fâche ! TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Poussé par Lucien, Gabriel sort du café en titubant. Il manque s'étaler par terre, mais se redresse. La porte du café s'est refermée. Gabriel se dirige vers l'hôtel en zigzaguant. Il manque de nouveau s'étaler par terre, mais s'appuie sur le mur en face de l'hôtel. Il attends un instant, puis reprend sa progression hésitante vers l'hôtel. Finalement, il s'étale à plat ventre par terre. CAFÉ NORMAND - INTÉRIEUR NUIT Dans le café, tous les clients sont toujours debout. Lucien observe Gabriel en écartant le rideau de la vitrine. Il se tourne vers le client au béret. LUCIEN ESNAULT Va l'aider à traverser la rue, il y arrivera jamais tout seul. L'homme au béret ouvre la porte et sort en refermant la porte derrière lui. LUCIEN ESNAULT Le Picon-bière, ça pardonne pas. C'est de ça que mon pauvre papa est mort ! Y a rien de plus traître ! Il reprend son observation derrière le rideau de la vitrine. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT L'homme au béret trotte vers Gabriel, toujours couché par terre au milieu de la rue. Il l'aide à se relever. L'HOMME AU BÉRET Allons !... GABRIEL FOUQUET J'ai buté contre un piège à phoques ! L'HOMME AU BÉRET Ah oui, mais c'est rien que ça ! Allez !... Gabriel passe le bras autour des épaules de l'homme, qui l'aide à marcher vers l'hôtel. L'HOMME AU BÉRET Appuie-toi sur mon épaule. Gabriel le regarde en souriant et le pointe du doigt. GABRIEL FOUQUET T'as une bonne tête, toi ! Il lève les yeux vers l'hôtel. GABRIEL FOUQUET C'est la gare ? L'HOMME AU BÉRET Oui. GABRIEL FOUQUET Tu veux un billet de quai ? L'HOMME AU BÉRET Non, c'est pas la peine. Gabriel se dégage de son étreinte, et se dirige vers la porte de l'hôtel. GABRIEL FOUQUET Allez, Ciao ! L'homme au béret agite la main. L'HOMME AU BÉRET Bon voyage ! On entend, en bruit off, la porte de l'hôtel qui se referme lourdement. HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT Suzanne et Albert dorment dans leur lit. On entend des bruits de pas mal assurés. Suzanne se redresse brusquement sur le lit. SUZANNE QUENTIN C'est lui, c'est lui qui rentre. Albert ne bouge pas. ALBERT QUENTIN Hmm !... Les bruits de pas hésitants continuent. Puis un bruit de chute prolongée, comme quelqu'un qui dévale un escalier. Suzanne se tourne vers Albert. SUZANNE QUENTIN Tu vois ce que je te disais. Albert bouge lentement dans le lit. ALBERT QUENTIN Oh, merde ! Il s'extirpe lentement de sous ses draps, s'assoit sur le rebord du lit, allume sa lampe de chevet, puis se lève. Suzanne le regarde traverser la chambre. On entend le bruit de la porte qui s'ouvre, puis qui se ferme en claquant. HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT Plan en contre-plongée d'Albert, en pyjama, arrivant sur le palier de l'étage. Il regarde dans la pénombre en contrebas, puis il allume la lumière pour mieux voir. Plan en plongée de Gabriel étalé sur le dos au pied de l'escalier. Il se redresse légèrement et ricane bêtement. GABRIEL FOUQUET Salut, papa ! Par signe, il explique sa chute, tout en continuant à ricaner. Albert descend l'escalier. HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT Gabriel s'accroche des deux mains à la rampe pour essayer de se relever, mais n'y arrive pas. Albert arrive à sa hauteur. ALBERT QUENTIN Et ben, qu'est-ce qui vous arrive ? Il l'aide à se relever. GABRIEL FOUQUET J'ai voulu descendre du train en marche. Il est enfin debout. ALBERT QUENTIN Oh, ben oui, ça doit être ça !... Allez, tenez-vous bien. Il le soutient pour l'aider à monter l'escalier. Gabriel fait trois pas, puis rate une marche. ALBERT QUENTIN Attention !... Allez... HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT Plan en légère plongée, montrant Albert et Gabriel gravissant les dernières marches de l'escalier. GABRIEL FOUQUET Ah, mon vieux papa !... Heureusement que je t'ai, hein ? Il viennent d'atteindre le palier. GABRIEL FOUQUET Ça t'ennuie pas que je t'appelle papa ? ALBERT QUENTIN Ben non, ça m'ennuie pas. Il le guide le long du couloir. GABRIEL FOUQUET On va aller boire un petit verre, tous les deux, sans rien dire à personne. ALBERT QUENTIN Merci, mais moi, je ne bois pas. Ils viennent de dépasser la chambre d'Albert. La porte s'ouvre et Suzanne apparaît, en chemise de nuit. Gabriel se retourne. GABRIEL FOUQUET Oh ben, la señora, là, elle a peut-être envie d'aller porter un toast à... Albert le tient à bout de bras plaqué contre le mur. ALBERT QUENTIN La señora, elle a surtout envie de roupiller. Allez... Il le laisse appuyé contre le mur, pendant qu'il ouvre la porte de sa chambre. Gabriel fait un petit signe de la main et un sourire niais à Suzanne, qui rentre précipitamment dans sa chambre. HOTEL STELLA - CHAMBRE GABRIEL - INTÉRIEUR NUIT Albert allume la lumière dans la chambre, puis traverse le couloir, pour récupérer Gabriel, toujours appuyé contre le mur. ALBERT QUENTIN Allez... Soutenu par Albert, Gabriel entre dans sa chambre. GABRIEL FOUQUET Viens, je t'emmène au Prado... Tu connais le Prado ?... Albert le guide vers son lit. ALBERT QUENTIN Un jardin avec un musée dessus. Oh, ben, c'est pas des trucs à me faire relever la nuit, ça. Il appuie Gabriel contre la rambarde au pied du lit, puis se dirige vers la tête du lit, pour rabattre le couvre-lit. GABRIEL FOUQUET Claire et moi, on y allait tout le temps. On prenait deux Prado, et on avait des rêves pour cent ans. Il se tourne vers Albert, qui finit de rabattre le couvre-lit. GABRIEL FOUQUET Et Claire... Tu vas me dire que tu la connais aussi, peut- être ?... Albert le prend par le torse et le guide vers le lit. ALBERT QUENTIN C'est votre amie ? Gabriel hoche la tête. GABRIEL FOUQUET Ouais, c'est mon amie... une amie qui s'est tirée !... C'est pas gentil, ça ! Albert vient de réussir à l'assoir sur le lit. ALBERT QUENTIN Allez !... GABRIEL FOUQUET Pas beau ! Alors, tu vois, tu pas refuser de boire avec un type qu'a plus d'amie. Albert le couche sur le lit. ALBERT QUENTIN Mais je vous ai déjà dit que je ne buvais pas. Allez... Là... Il se relève et se dirige vers la porte. ALBERT QUENTIN Maintenant, je vais éteindre, et vous allez dormir, hein ? Gabriel se redresse brusquement sur son lit. GABRIEL FOUQUET Non ! Il tend la main vers Albert. GABRIEL FOUQUET J'ai une meilleure idée. Je vais faire monter deux Xérès. Il se recouche et appuie sur la sonnette du service en chambre. HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT Plan moyen du mur, près de l'entrée du restaurant, mur sur lequel est fixé un gros tableau de contrôle avec une voyant lumineux pour chaque chambre. Une sonnette résonne et le voyant correspondant à la chambre n° 8 s'allume. HOTEL STELLA - COULOIR PREMIER ÉTAGE - INTÉRIEUR NUIT Plan en plongée du palier du premier étage, vu du plafond au- dessus de l'escalier. Une porte s'ouvre et une jeune femme en chemise de nuit vient s'accouder à la rambarde. Il s'agit de Marie-Jo, l'employée résidente de l'hôtel. MARIE-JO Ben, qu'est-ce qu'y a ? Qu'est-ce qui se passe ? Elle lève les yeux vers le plafond. Plan moyen du couloir. Albert sort de la chambre de Gabriel et fait un pas hors de la chambre. MARIE-JO (voix off) Qui est-ce qui a sonné ? ALBERT QUENTIN Personne... Retournez vous coucher, Marie-Jo. HOTEL STELLA - CHAMBRE GABRIEL - INTÉRIEUR NUIT Albert rentre dans la chambre et referme la porte. Gabriel le rejoint près de la porte. GABRIEL FOUQUET Je vais inviter la patronne à prendre un verre. Albert le repousse vers l'intérieur de la chambre. ALBERT QUENTIN Elle dort, la patronne. Tout le monde dort. Allez... Il le prend par le bras et le guide vers son lit. GABRIEL FOUQUET Les manières se perdent. On s'est jamais couché si tôt à Madrid. Arrivé devant l'armoire à glace, il se retourne vers Albert. GABRIEL FOUQUET J'espère qu'elle me fera tout de même la grâce d'assister à mes débuts aux Arènes Monumentales. ALBERT QUENTIN Je lui ferai part de votre aimable invitation. Gabriel se tourne vers la glace et regarde son reflet. GABRIEL FOUQUET Y aura du monde... Luis Miguel attire toujours la foule... Y a longtemps que je rêve de triompher à Madrid... Le public sera exigeant... surtout derrière Miguelito. Il se tourne vers Albert, qui le regarde avec une tendresse mêlée de nostalgie. GABRIEL FOUQUET Je vais être obligé de prendre des risques. ALBERT QUENTIN Et bien, j'espère que tout se passera bien. Gabriel marche vers le milieu de la chambre. Il parle avec de grands gestes et une voix passionnée. GABRIEL FOUQUET Je mettrai mon costume blanc... celui de mes débuts. Vous vous souvenez de cette Novillada de Tolède ? Ce vent froid, ce public affreux... et ce taureau qui voulait pas mourir. Mais depuis, j'en ai estoqué plus de cent... Je suis le plus grand matador français... Gabriel Fouquet, plus grand que Pierre Schul... Yo soy unico ! D'un geste vif, il ramasse la nappe sur la table, et commence à tournoyer dans la chambre, se servant de la nappe comme de la cape d'un matador, faisant des passes à un taureau imaginaire. Il prononce les paroles rituelles des matador en espagnol. Albert s'assoit sur une chaise pour le regarder. A la fin de sa courte prestation, Gabriel se tourne vers Albert, gardant la nappe à la main dans la position figée de la cape du matador. GABRIEL FOUQUET Ça vous intéresse, papa ? ALBERT QUENTIN Peut-être... GABRIEL FOUQUET Qu'est-ce qui vous intéresse ?... Le matador, le taureau, où l'Espagne. Plan rapproché sur la nappe, qui tourne, découvrant Albert en plan moyen. ALBERT QUENTIN Le voyage... votre façon de voyager. Gabriel pose la nappe et s'assoit sur le lit. GABRIEL FOUQUET Ah ! Ça, c'est un secret. ALBERT QUENTIN Oh, la-la ! Le véhicule, je le connais, je l'ai déjà pris. Et c'était pas un train de banlieue, vous pouvez me croire. Monsieur Fouquet, moi aussi, il m'est arrivé de boire. Et ça m'envoyait un peu plus loin que l'Espagne. Le Yang-Tsé- Kiang, vous avez déjà entendu parler du Yang-Tsé-Kiang ? Ça tient de la place dans une chambre, moi, je vous le dis. GABRIEL FOUQUET Sûr... Et alors ?... Deux Xérès ?... Albert hoche négativement la tête. ALBERT QUENTIN Je ne bois plus. Je croque des bonbons. GABRIEL FOUQUET Et ça vous mène loin ? ALBERT QUENTIN En Chine, toujours... mais plus la même. Maintenant, c'est une espèce de Chine d'antiquaire. Quant à descendre le Yang-Tsé-Kiang en une nuit, c'est hors de question. Pfft !... Un petit bout par-ci, un petit bout par-là... Et encore, pas tous les soirs. Il sourit. ALBERT QUENTIN Les sucreries font bouchon. Il se lève. ALBERT QUENTIN Allez... Bonsoir. Il fait deux pas vers la porte. GABRIEL FOUQUET Papa ! Albert se retourne vers le lit, sur lequel Gabriel est toujours assis. ALBERT QUENTIN Oui ?... Gabriel écarte les bras. GABRIEL FOUQUET Je crois que j'ai raté mon train pour Madrid ! Il retombe à plat ventre sur le lit. Albert le regarde. ALBERT QUENTIN Monsieur Fouquet, quand on a les rêves que vous avez dans la tête, on ne se tourmente pas pour un train raté. Il se rapproche du lit, et prend la rambarde du pied de lit à deux mains. ALBERT QUENTIN Savez-vous à qui vous me faites penser ? A un de ces singes égarés, comme on en rencontre en Orient au moment des premiers froids... Il regarde Gabriel avec plus d'attention et s'aperçoit qu'il s'est endormi. Il se retourne et se dirige lentement vers la porte. Il éteint la lumière, ouvre la porte, sort de la chambre et referme la porte derrière lui. HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT Albert entre dans la chambre et referme la porte derrière lui. Suzanne est assise dans le lit. SUZANNE QUENTIN Alors, qu'est-ce qui lui est arrivé ? ALBERT QUENTIN Oh, rien, il a bu un coup de trop, c'est tout. Il s'assoit sur le bord du lit pour enlever ses pantoufles. SUZANNE QUENTIN Vous avez parlé de quoi ? ALBERT QUENTIN Offf !... De singes... De singes et de singerie... Il se glisse sous les draps. Suzanne en fait autant. ALBERT QUENTIN Allez... Il éteint sa lampe de chevet. Suzanne garde les yeux grand ouverts. Elle semble songeuse. Fondu au noir. TIGREVILLE - LE PORT - EXTÉRIEUR JOUR Plan moyen de la voiture d'Albert, une DS break. Albert vient de se garer à côté d'un « cube » Citroën, et sort du véhicule. Il porte une épaisse parka à col de fourrure, style « canadienne ». Il marche le long du bassin du port et passe devant des bateaux de pêches amarrés à quai. Plan d'ensemble de la partie du port, où les pêcheurs débarquent leur poisson. Albert enjambe une amarre, et continue son chemin, passant devant un pêcheur vendant son poisson à la criée. Plan moyen sur des cageots de poissons. Deux femmes sont en train de les trier, les répartissant dans les cageots. LE MARIN Hé !... T'as vu mes dorades ?... Albert serre distraitement la main du marin et continue à circuler entre les étals de poissons. Chaque marin-pêcheur a disposé sa pêche sur une planche posée sur deux tréteaux, tout le long du quai. Albert s'approche d'un autre étal et serre la main du marin. Apparemment, concentré sur les cageots de poisson, il n'a pas vu Lucien, debout, les mains dans les poches, à l'extrémité de l'étal LE MARIN Salut. ALBERT QUENTIN Combien, ces rougets ?... LUCIEN ESNAULT Ils sont bien, mais ils sont retenus. Toi aussi, je te retiens. Je te remercie pour la soirée d'hier. Le marin suit la conversation en regardant alternativement Lucien et Albert. ALBERT QUENTIN Quelle soirée ? LUCIEN ESNAULT Oh, fais pas celui qui comprend pas. Ton client, là, ton Espagnol. Douze verres cassés, ça te dit rien ? ALBERT QUENTIN Dis donc, toi. Primo, ça fait quinze ans que je t'interdis de me parler. Deuxio, si tu voulais pas qu'il boive, t'avais qu'à pas le servir. LUCIEN ESNAULT Alors, là, monsieur Quentin, je te rétorque que primo, je l'ai viré. Deuxio, des ivrognes, il y en a assez dans le pays, sans que tu les fasses venir de Paris ! ALBERT QUENTIN Un ivrogne ? LUCIEN ESNAULT Oh ben un peu, oui ! Même que le père Bardasse, qui boit quinze Pastis par jour, il en revenait pas. ALBERT QUENTIN Ahh ! Parce que tu mélanges tout ça, toi, mon Espagnol, comme tu dis, et le père Bardasse, les Grands-Ducs et les boit-sans-soif ! Il se rapproche de Lucien. LUCIEN ESNAULT Les Grands-Ducs ? ALBERT QUENTIN Oui, monsieur, les princes de la cuite, les seigneurs, ceux avec qui tu buvais le coup dans le temps et qui ont toujours fait verre à part. Dis-toi bien que tes clients et toi, ils vous laissent à vos putasseries, les seigneurs. Ils sont à cent milles verres de vous. Eux, ils tutoient les anges ! Il s'éloigne de Lucien. LUCIEN ESNAULT Excuse-moi, mais, nous autres, on est encore capable de tenir le litre sans se prendre pour Dieu le Père. Albert se retourne. ALBERT QUENTIN Mais... c'est bien ce que je vous reproche. Vous avez le vin petit et la cuite mesquine. Dans le fond, vous méritez pas de boire. Tu te demandes pourquoi il picole, l'Espagnol ? C'est pour essayer d'oublier les pignoufs comme vous ! Il se tourne vers le marin, toujours debout et stoïque derrière son étal. ALBERT QUENTIN Combien qu'il fait, ton lot de rougets, là ? Plan rapproché sur trois cageots plein de rougets, posés sur de la glace pilée sur l'étal du marin. LE MARIN (voix off) Trois cents francs le kilo. Plan d'ensemble sur l'étal du marin (vu de dos) avec le port derrière Albert. LUCIEN ESNAULT Je te préviens : j'en ai retenu la moitié. ALBERT QUENTIN Et bien, moi, je prends le tout. Allez, emballe-le moi, je vais venir le prendre. Il s'éloigne lentement. LUCIEN ESNAULT Décidément, on peut plus causer de rien, avec toi, tiens. Albert, avant de quitter l'étal, se retourne une dernière fois vers Lucien. ALBERT QUENTIN T'es trop con ! Albert s'éloigne lentement, les mains dans les poches. Lucien s'éloigne aussi, dans la même direction qu'Albert, mais à distance. HOTEL STELLA - CUISINE - INTÉRIEUR JOUR Plan rapproché sur le tableau d'appel des chambres. Le voyant n° 8 s'allume et sonne. En-dessous du tableau, un plan de travail, sur lequel un plateau de petit-déjeuner est posé. Marie-Jo apporte une grosse cafetière en métal, qu'elle pose sur le plateau. Elle prend le plateau et sort de la cuisine vers la salle à manger. La caméra reste dans la cuisine et suit Marie-Jo qui traverse la salle à manger vers le vestibule. Assise à une table, Suzanne est occupée à gérer la paperasserie de l'hôtel. Elle tourne légèrement la tête vers Marie-Jo. SUZANNE QUENTIN Ah, tout de même ! Marie-Jo ne s'arrête pas et continue son chemin vers la porte ouverte du vestibule de réception. A travers les vitres de la salle à manger, on la voit monter l'escalier. HOTEL STELLA - CHAMBRE GABRIEL - INTÉRIEUR JOUR La porte s'ouvre et Marie-Jo entre, tenant son plateau à deux mains. Elle se dirige vers le lit, sur lequel Gabriel est affalé, tout habillé. Il a même encore ses chaussures ! Il a juste rabattu le couvre lit en partie sur lui, et surtout sur sa tête. Marie-Jo s'arrête devant le lit. MARIE-JO Monsieur ? Gabriel se retourne lentement, découvrant son visage, encore bouffi de sommeil... Il regarde le plateau d'un air un peu dégoûté. GABRIEL FOUQUET Ohhh non ! Pas ça ! Montez-moi un Vichy. Marie-Jo se retourne et se dirige vers la porte. GABRIEL FOUQUET Hé !... Marie-Jo s'arrête et se retourne. Gabriel s'assoit sur le lit, les jambes pendantes par-dessus la rambarde au pied du lit. GABRIEL FOUQUET Qu'est-ce qu'on raconte dans la maison ? MARIE-JO A propos de quoi ? GABRIEL FOUQUET Hier soir. MARIE-JO Oh, Monsieur Quentin, y parle jamais de ces choses-là, hein. Pour lui, hier, c'est hier. Gabriel regarde Marie-Jo, les bras croisés. GABRIEL FOUQUET Et aujourd'hui, c'est aujourd'hui. Votre patron personnifie le bon sens. Bon, je descends. Il descend lentement du lit. Marie-Jo sort de la chambre et referme la porte derrière elle. HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR JOUR La porte d'entrée est ouverte, et on aperçoit la voiture d'Albert, garée devant l'hôtel. Albert entre portant un cageot de rougets. Il longe l'escalier, et entre par l'autre porte de la salle à manger, située derrière l'escalier. Dans la pièce, on aperçoit Suzanne, les mains sur les hanches, qui regarde les quatre cageots de rougets déjà empilés par terre ! Derrière Suzanne, les portes des chambres froides. SUZANNE QUENTIN Mais t'es complètement fou. Qu'est-ce qu'on va faire de tout ça ? Albert pose le dernier cageot sur la table. Sur la droite du champ, on aperçoit Gabriel qui descend l'escalier. ALBERT QUENTIN J'en sais rien, mais je veux pas me laisser emmerder par Monsieur Esnault. Il ouvre la porte d'une chambre froide, au moment où Gabriel s'encadre dans la porte ouvert de l'office. ALBERT QUENTIN Et l'autre, il est descendu ? Il se retourne et voit Gabriel. HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR JOUR Albert est debout devant la porte ouverte de la chambre froide, dans laquelle, posés sur des étagères, on aperçoit des bouteilles, du lait, des yaourts. ALBERT QUENTIN Vous avez besoin de quelque chose, Monsieur Fouquet ? Il ouvre une autre porte de la chambre froide. La caméra est maintenant placée dans la chambre froide. On voit Albert par la porte qui vient de s'ouvrir, et Gabriel par la porte déjà ouverte. Gabriel s'approche d'Albert. GABRIEL FOUQUET Je voulais vous demander pour hier soir... Albert fait de la place dans la chambre froide pour y déposer ses poissons. Il enlève des plats vides. ALBERT QUENTIN Me demander quoi ? GABRIEL FOUQUET J'ai pas fait trop de foin ? Albert pose les plats vides sur la table ALBERT QUENTIN Non, pas trop. GABRIEL FOUQUET Tant mieux. On a beaucoup bavardé. J'ai pourtant pas la mémoire des noms, mais y en a un qui m'est resté gravé là... Il désigne sa tempe. GABRIEL FOUQUET ... le Yang-Tsé-Kiang. Albert ouvre une troisième porte, découvrant Suzanne, qui regarde Gabriel, le visage inquiet, puis se tourne vers Albert. GABRIEL FOUQUET J'ai toujours retenu les choses compliquées, comme anticonstitutionnellement... la dictée de Mérimée, les rois d'Égypte. J'y ajouterai le Yang-Tsé-Kiang. Albert dépose un plat contenant des rougets sur une étagère de la chambre froide. Marie-Jo passe derrière eux, portant le plateau du petit-déjeuner de Gabriel. Suzanne regarde l'intérieur de la chambre froide sans la voir, les yeux dans le vague. Albert referme la troisième porte de la chambre froide, cachant Suzanne. Il pose un autre plat de rougets sur une étagère. ALBERT QUENTIN Monsieur Fouquet, je m'excuse, mais y a des heures pour bavarder et des heures pour travailler. Il referme la porte, disparaissant à notre vue. Seule reste ouverte la porte derrière laquelle Gabriel est toujours debout, les mains dans les poches. GABRIEL FOUQUET Oh, moi, les heures, vous savez... Le principal, c'est que je vous aie pas contrarié. Albert referme la dernière porte. Plan moyen sur Albert fermant la porte de la chambre froide, avec Suzanne derrière lui, qui l'observe, le regard inquiet. ALBERT QUENTIN Ohhh ! Rassurez-vous. Pour me contrarier, faut se lever de bonne heure, ou se coucher beaucoup plus tard. Il tire un cageot de rougets vers lui. Gabriel sourit, se retourne et sort de la salle à manger. Suzanne s'approche de la porte et le regarde traverser la réception. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR JOUR Gabriel sort de l'hôtel, referme la porte, et se dirige vers le Café Normand. Il est déjà presque arrivé au café lorsque la porte de l'hôtel s'ouvre de nouveau. Suzanne, qui a déjà son écharpe autour du cou, sort en enfilant son manteau. Au loin, on voit Gabriel qui passe devant le café sans s'arrêter et continue dans la rue, disparaissant à nos yeux. Suzanne finit d'enfiler son manteau et court vers lui. Contrechamp sur Suzanne, qui trottine en enfilant ses gants. Lorsqu'elle tourne le coin de la rue, elle se trouve nez à nez avec Gabriel qui achète des journaux. Il paie la marchande, qui rentre dans sa boutique, sourit et s'approche de Suzanne. GABRIEL FOUQUET Alors, madame Quentin, on espionne l'aimable clientèle ? SUZANNE QUENTIN Monsieur Fouquet... Il lui montre le journal qu'il tient à la main. GABRIEL FOUQUET Les assassins, les voleurs, ils se nourrissent de journaux. L'homme traqué est obligé de se tenir au courant de tout. Depuis cette manie des portraits-robots, je suis obligé de changer de tête tous les jours. Je m'étais fait, je crois, hier, la tête de l'homme qui boit. Demain, de quoi sera-t- il fait ?... SUZANNE QUENTIN Je vois que vous aimez la plaisanterie. Il s'éloigne d'elle, et continue sa promenade dans la rue qui descend vers la mer. Elle le suit. SUZANNE QUENTIN Ça vous ennuie que nous fassions quelques pas ? GABRIEL FOUQUET Je vous en prie. SUZANNE QUENTIN Monsieur Fouquet, vous comptez rester longtemps chez nous ? Cette question vous surprend peut-être... GABRIEL FOUQUET Elle me surprend d'autant moins que votre mari me l'a déjà posée hier soir. SUZANNE QUENTIN Et qu'est-ce que vous lui avez répondu ? Gabriel sort une cigarette d'un paquet et la met dans sa bouche. GABRIEL FOUQUET Que j'en savais rien. SUZANNE QUENTIN Ah !... Remarquez, si vous devez rester que deux ou trois jours, je n'ai rien à vous dire, mais si vous comptez rester davantage... Gabriel allume sa cigarette. Suzanne s'arrête de marcher, et Gabriel s'arrête aussi. SUZANNE QUENTIN Comment vous expliquer ?... Cette nuit, Albert vous a parlé du Yang-Tsé-Kiang. Et ben, il faut pas, c'est mauvais pour lui. Elle se remet en marche, et Gabriel aussi. TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR Il sont arrivé en bordure de mer. Le temps est très brumeux, et on distingue à peine la mer. SUZANNE QUENTIN Vous devez me prendre pour une folle. Je voulais pas vous dire ça comme ça. Gabriel saute sur un banc. GABRIEL FOUQUET Monsieur Fouquet, nous sommes un ménage heureux, foutez- nous la paix. Du haut du banc, il se penche vers elle. GABRIEL FOUQUET C'est ça, la formule brutale ? SUZANNE QUENTIN Oui... Gabriel descend du banc, et s'approche de la rambarde qui surplombe la plage. Suzanne le rejoint. Plan rapproché de Gabriel appuyé des deux mains sur la rambarde. Suzanne s'accoude sur la rambarde, et regarde Gabriel, qui ne la regarde pas, mais regarde au loin vers la mer embrumée. SUZANNE QUENTIN Je voudrais que vous compreniez. Albert est devenu parfait. J'ai peur que vous lui redonniez le goût des voyages. Il pourrait penser que vous allez en Chine sans lui. GABRIEL FOUQUET En Espagne, madame. SUZANNE QUENTIN Pardon ? GABRIEL FOUQUET Moi, c'est l'Espagne. Il se tourne vers elle. GABRIEL FOUQUET Voyez, vous pouvez dormir tranquille. Il s'éloigne de la rambarde. Suzanne reste songeuse et BREDOUILLE : SUZANNE QUENTIN Évidemment, si c'est l'Espagne... Gabriel descend, par un escalier, vers la plage, loin en contrebas. Suzanne se penche par-dessus la rambarde qui surplombe l'escalier. SUZANNE QUENTIN Monsieur Fouquet, sans indiscrétion, vous êtes venu à Tigreville pourquoi ? Gabriel s'arrête à mi-chemin dans l'escalier et relève la tête vers elle. SUZANNE QUENTIN Pour vous reposer ? Pour vos affaires ? GABRIEL FOUQUET Pour achat, je cherche un magasin de confection. Vous connaissez ça ? SUZANNE QUENTIN Euh... Ça dépend... Pour homme ou pour femme ? GABRIEL FOUQUET Pour fillette. SUZANNE QUENTIN Et ben, vous pourriez aller chez Landru. On l'appelle comme ça à cause de sa barbe et de ses deux femmes qui sont mortes. Elle lui indique le chemin de la main. SUZANNE QUENTIN Vous longez la plage, c'est dans la première rue qui monte. « Au Chic Parisien ». GABRIEL FOUQUET Merci. Gabriel se retourne et reprend sa descente vers la plage. Suzanne le regarde partir avec un air songeur. Elle met les mains dans ses poches et s'éloigne de la rambarde. AU CHIC PARISIEN - EXTÉRIEUR JOUR Gros plan sur le haut de la devanture du magasin. En grosses lettres, sur toute la longueur de la devanture, il est écrit « Au Chic Parisien ». En plus petit, à droite, il est écrit : « Frivolités », et à gauche : « Nouveautés ». Entre la vitrine et la porte d'entrée , est accrochée une enseigne publicitaire du « Journal de Mickey ». Un zoom arrière nous fait découvrir le reste de la devanture. Sur le côté droit de la vitrine, un panneau publicitaire des « Laines du Pingouin » voisine avec d'autres panneaux plus petits. En vitrine, un assortiment assez hétéroclite d'accessoires de plage, de vêtements et autres objets variés. Panoramique vers la rue qui remonte de la mer. Gabriel y marche d'un pas décidé, venant vers le magasin. Il ouvre la porte, constellée de cartes postales, que l'on voit à travers la vitre. Sur la partie basse de la porte, où il n'y a pas de vitre, une gros panneau publicitaire de « Pierrot Gourmand ». AU CHIC PARISIEN - INTÉRIEUR JOUR L'intérieur du magasin a un aspect de « caverne d'Ali Baba », où les jouets voisinent avec les vêtements, les cartes postales, les ustensiles de cuisine, des roues de vélo, des masques de carnaval, un arrosoir... Gabriel entre et referme la porte derrière lui. On entend des bruits, puis une voix qui dit : LANDRU (voix off) Blanchette... Gabriel fait deux pas dans la boutique. GABRIEL FOUQUET Y a quelqu'un ? Dans un miroir, on voit le propriétaire des lieux qui s'approche, tenant un lapin blanc dans les bras. LANDRU Ma Blanchette, petite coquine ! Hein ? Tu t'es échappée ! « Landru » se dirige vers un grand clapier contenant d'autres lapins. Il est chauve avec une couronne de cheveux sur l'arrière du crâne, et une grande barbe qui le fait, en effet, ressembler vaguement au célèbre assassin de femmes. A côté du clapier, deux grandes caisses, sur lesquelles sont inscrits, en lettres majuscules : « Matériel pour Feux d'Artifice » et « Danger Explosifs ». Et, à côté, une malle métallique, marqué « Fougasse Marrons ». LANDRU C'est pas gentil, ça, hein ! Allez, va retrouver tes petits amis. Il va pour déposer le lapin dans le clapier, lorsqu'il entend Gabriel toussoter derrière lui. Il se retourne, avec le lapin blanc dans les bras. LANDRU Vous vouliez quelque chose, monsieur ? GABRIEL FOUQUET Je voudrais un vêtement chaud, un pull-over, pour fillette. LANDRU Fillette ?... Il ouvre le clapier, dépose le lapin à l'intérieur, referme le clapier et se tourne vers Gabriel. LANDRU Fillette ?... Il y a bien longtemps que je ne fais plus dans la fillette. Quel âge ? GABRIEL FOUQUET Dix ans. LANDRU Dix ans fort, ou dix ans faible ? GABRIEL FOUQUET Plutôt faible. LANDRU Vous ne dites pas ça pour me faire plaisir ? Il déplace une échelle. LANDRU Parce que, là, j'ai peut-être votre affaire. Il grimpe sur l'échelle. Gabriel lève les yeux, intrigué par ce que Landru est en train de dénicher dans ses réserves supérieures. Landru redescend portant un pull-over de taille enfant sur un cintre. Le pull-over, dont on ne peut déterminer la couleur (le film est en noir et blanc), est décoré d'alignements horizontaux de losanges de couleur sombre, sur un fond clair. Il peut s'ouvrir dans sa partie supérieure grâce à trois boutons, et il a un petit col de couleur sombre. LANDRU Cher monsieur, nous vous attendions depuis trente ans. Landru s'est arrêté sur l'un des derniers barreaux de son échelle. GABRIEL FOUQUET Qui ça, nous ? LANDRU Lui et moi. Il descend les derniers barreaux. LANDRU Regardez-moi ça. Il tend le pull à Gabriel, qui l'examine, pendant que Landru va ranger son échelle. GABRIEL FOUQUET J'ai peur quand même qu'il soit un peu grand. Landru, qui a dépose son échelle contre un mur couvert d'étagères, se tourne vers lui. LANDRU Ah ! Ah ! J'étais sûr que vous croiriez ça. Tout le monde croit ça. Vous ne connaissez pas les laines du Queensland ? GABRIEL FOUQUET Non, mais je connais ma fille. LANDRU Écoutez-moi bien, monsieur. Non seulement, ce pull-over n'est pas trop grand, mais il ne peut pas l'être. Vous ne me demandez pas pourquoi ?.... Parce qu'il a été tricoté sur mesure pour une naine. Oui, naturellement, Puppy Schneider, ça ne vous dit rien ? GABRIEL FOUQUET Ma foi non. Landru lui tapote l'épaule, et s'éloigne. Gabriel le suit des yeux. LANDRU Vous êtes trop jeune. Il s'est approché d'un meuble sur lequel sont posés des masques. Sur le mur derrière le meuble, une série de photos de mode. LANDRU Puppy Schneider... Il n'y en avait que pour elle, dans les mondanités des années vingt. Il prend l'un des masques sur le meuble, représentant une jeune femme coiffé d'un étrange chapeau. LANDRU Un millionnaire Américain... Il retourne un autre masque, accroché sur un poteau vertical, et qui représente un homme avec une grand barbe blanche. LANDRU ... Walter Krutchen, l'avait vue dans un cirque et en était tombé fou. Les grands hommes ont toujours aimé les petites femmes, mais à ce point-là, avouez que c'est rare. Gabriel l'écoute en souriant, assis sur l'une des caisses d'explosifs. Landru repose le masque sur le meuble, et l'autre masque s'est retourné tout seul. Il désigne le pull du doigt. LANDRU C'est lui qui m'avait commandé ce pull-over, d'après une maquette de Van Dongen. Il se rapproche de Gabriel. LANDRU La-dessus, le krach de Wall Street, en 29. Le Krutchen s'est suicidé, comme vous et moi. La Puppy est retournées à son cirque, et le pull-over m'est resté sur les bras. Il ricane. LANDRU C'est pour vous dire que ce n'est pas l'acquisition banale... pas le vêtement de tout le monde. Gabriel examine le pull de plus prêt. GABRIEL FOUQUET Mais vous êtes sûr que Puppy Schneider ne l'a pas porté ? Il tend la main, comme s'il prêtait serment. LANDRU Juré. GABRIEL FOUQUET Vous avez beaucoup de choses comme ça, qui datent un peu ? Landru regarde autour de lui avec des yeux un peu inquiétants. LANDRU Des choses insoupçonnables. Ainsi, devinez un peu sur quoi vous êtes assis. Gabriel se lève d'un bond. LANDRU N'ayez pas peur ! Un chat saute sur la caisse d'explosifs que Gabriel vient de quitter, puis disparaît derrière la caisse. Landru ricane. LANDRU Le malin !... Encore une commande Walter Krutchen pour l'anniversaire de Puppy. Il prend le bras de Gabriel et l'entraîne vers le devant de la boutique. LANDRU De quoi illuminer toute une ville. Pschhh !... Cher monsieur, au plaisir. Il passe derrière sa caisse et prend le pull des mains de Gabriel. LANDRU Et si un jour, vous avez besoin de quoi que ce soit, je dis bien de quoi que ce soit... GABRIEL FOUQUET Je ne commettrai pas la folie de m'adresser ailleurs, soyez-en sûr. Landru emballe le pull. GABRIEL FOUQUET Vous ferez porter ma note à l'hôtel Stella. Landru donne le paquet à Gabriel. LANDRU Ça ne presse pas. Gabriel se dirige vers la sortie de la boutique. LANDRU Cher monsieur, au plaisir. Landru suit Gabriel avec un regard un peu inquiétant. AU CHIC PARISIEN - EXTÉRIEUR JOUR Gabriel sort du magasin avec son paquet à la main. Il fait trois pas dans la rue, mais se retourne car la porte du magasin vient de s'ouvrir de nouveau. Landru sort, son chapeau sur la tête, et ferme la porte à clef. GABRIEL FOUQUET Vous fermez déjà ? LANDRU Vous m'avez bien dit de porter votre note ? Chose promise, chose due. Il enlève son chapeau, et s'éloigne vers le centre ville. Gabriel sourit et s'éloigne lui aussi. UN CHEMIN FORESTIER - EXTÉRIEUR JOUR Gabriel marche sur un chemin carrossable, bordé de chaque côté par des arbres. Il a toujours ses journaux et le paquet de Landru à la main. Sur la droite de Gabriel, à travers la végétation, on distingue un grand mur de pierre. Gabriel arrive à un grand portail de fer forgé blanc, sur lequel est apposé un écriteau qui indique : « Cours Dillon - Externat Internat ». Il tire sur une corde qui actionne une cloche. Il regarde, à travers les barreaux du portail, un homme qui s'approche de lui en courant. Il s'agit de l'homme au béret, qui l'avait, la veille au soir, ramené à son hôtel. L'homme regarde Gabriel à travers les barreaux du portail. L'HOMME AU BÉRET Gabriel !... Ah, ça par exemple ! Qu'est-ce que tu viens glander dans nos confins. Il ouvre la porte. Gabriel entre et regarde l'homme avec surprise. COURS DILLON - PARC - EXTÉRIEUR JOUR GABRIEL FOUQUET Nous nous connaissons ? L'HOMME AU BÉRET Ben, ma parole, t'étais encore plus rond que je ne pensais ! Tu te rappelles pas ? C'est moi qui t'ai mis dans le train. GABRIEL FOUQUET Cette nuit ? L'HOMME AU BÉRET Oui... GABRIEL FOUQUET Je vois... Bon, et bien, je voudrais pas abuser deux fois de votre obligeance. Il met ses journaux sous son bras et tend le paquet à l'homme. GABRIEL FOUQUET Soyez bien aimable de remettre ce paquet... L'homme écarte les bras pour ne pas toucher au paquet. L'HOMME AU BÉRET Ah non, je me ferais engueuler. Tiens, adresse-toi là-bas. Il lui montre une imposante bâtisse du XVIII° siècle au bout de l'allée. Une femme vient vers eux. Gabriel et l'homme marchent à sa rencontre. GABRIEL FOUQUET Pour les histoires de train, j'aimerais pouvoir compter sur la... enfin sur ta discrétion. Il lui tend un billet, que l'autre ne prend pas. L'HOMME AU BÉRET Ah non, mon cochon ! Crois pas t'en tirer comme ça... Il baisse la voix, car la femme est presque arrivée près d'eux. GABRIEL FOUQUET Tu paieras ta tournée ce soir. Il s'éloigne. La femme, qui est l'infirmière de l'école en général, et l'infirmière personnelle de la directrice en particulier, et qui se prénomme Georgette, toise Gabriel. Elle porte un uniforme de nurse anglaise : grande cape noire et coiffe noire avec voile couvrant toute la chevelure, avec seulement une petite bordure blanche sur le front. GEORGETTE Monsieur, le personnel ne doit accepter aucun pourboire. Que puis-je pour vous ? GABRIEL FOUQUET Si vous voulez bien remettre ce paquet à la petite Marie Fouquet. GEORGETTE Voulez-vous me suivre au parloir. Elle fait demi-tour pour retourner vers le bâtiment. Gabriel la suit. COURS DILLON - HALL D'ENTRÉE - INTÉRIEUR JOUR Hall de dimensions imposantes, avec un grand escalier de bois montant vers les étages. Un grand lustre en fer forgé pend au milieu du hall. Un groupe de petite filles, portant toutes la même blouse grise serrée à la taille, traverse le hall sous la conduite d'une maîtresse strictement habillée et au chignon impeccable. Elles montent l'escalier. Une grande porte vitrée, à l'extrémité du hall, s'ouvre, laissant entrer Georgette, suivie de Gabriel. GEORGETTE Entrez. Elle referme la porte derrière Gabriel et traverse le hall, suivie par Gabriel. GEORGETTE Je crois que votre visite fera plaisir à tout le monde. Nous commencions à craindre que cette petite Fouquet soit complètement oubliée. Vous permettez ? Elle s'arrête au milieu du hall, lui prend le paquet des mains, et reprend son chemin. GEORGETTE Nous vérifions tous les colis destinés aux pensionnaires. Vérification symbolique, bien sûr. Elle monte l'escalier d'un pas rapide, puis s'arrête net au bout de cinq ou six marches. Elle se retourne et regarde Gabriel qui est resté debout au milieu du hall. GEORGETTE C'est drôle, je vous voyais plus âgé. Marie a de la chance d'avoir un papa aussi jeune. GABRIEL FOUQUET Oui, mais je ne suis pas son père. Je suis un cousin... cousin éloigné. GEORGETTE Ah !... Tant pis, je vais quand même la chercher. Si vous voulez bien attendre. Elle fait deux pas dans l'escalier GABRIEL FOUQUET Non... La femme s'arrête et se retourne de nouveau vers Gabriel. GABRIEL FOUQUET Je voudrais pas la déranger dans son travail. GEORGETTE Ça lui arrive si rarement. Une voix, provenant d'une pièce donnant sur le hall, appelle : MADAME VICTORIA (voix off) Georgette ! Georgette se retourne vers l'endroit d'où provient la voix. Plan rapproché sur une double porte battante donnant sur le hall. MADAME VICTORIA (voix off) What's happening ? I don't want to be disturbed. I am working. (Traduction : Que se passe-t-il ? Je ne veux pas être dérangée. Je travaille.) Retour sur Georgette, toujours debout sur les marches de l'escalier, le paquet de Gabriel à la main. Elle se penche vers le hall. GEORGETTE Nothing at all, madam ! (Traduction : Rien du tout, madame.) Elle chuchote en direction de Gabriel. GEORGETTE C'est madame la directrice. Gabriel, toujours debout au milieu du hall, la regarde et chuchote, lui aussi : GABRIEL FOUQUET Je ne savais pas qu'elle était anglaise. Sans bouger de l'escalier, Georgette lui répond, toujours en chuchotant. GEORGETTE Elle ne l'est pas : elle fait semblant. Elle redescend vers Gabriel. GEORGETTE Il y a dix ans, elle s'est mis dans la tête de parler anglais. Elle a rejoint Gabriel, à qui elle parle à voix basse. GEORGETTE Sans doute pour faire bien, pour épater les parents d'élève. Le plus beau, c'est qu'il a fallu que je m'y mette aussi, sans ça, où est-ce qu'on allait. Les questions étaient anglaises et mes réponses françaises. GABRIEL FOUQUET C'est ce qui a perdu Jeanne d'Arc. GEORGETTE Ah oui, sûrement... Si je vous disais, monsieur, que j'ai soigné, pendant dix ans, le Général Marvier, héros du Bec d'Ambès. J'ai fermé les yeux d'un sénateur-maire de la Côte d'Or, mon dévouement a permis à la grande Magda Golovina de remonter sur scène. Elle pointe son doigt sur la poitrine de Gabriel. GEORGETTE Et bien, monsieur, j'affirme que je n'ai jamais payé de ma personne comme auprès de Madame Victoria... Jamais ! Les deux battants de la porte s'ouvrent devant un fauteuil roulant, sur lequel la directrice est assise. Elle est habillée tout de noir, et ressemble un peu à une vieille dame anglaise dans le style de la Miss Marple d'Agatha Christie. MADAME VICTORIA What are you doing ? Speaking alone ?... (Traduction : Qu'est-ce que vous faites ? Vous parlez toute seule ?) GABRIEL FOUQUET Madame... La directrice se tourne vers lui et le toise d'un regard peu aimable. GEORGETTE This gentleman is a relative of Marie Fouquet. (Traduction : Ce monsieur est un parent de Marie Fouquet.) La directrice se retourne vers Georgette. MADAME VICTORIA Well... What are you waiting for ? Go and fetch the girl. (Traduction : Et bien... Qu'est-ce que vous attendez ? Allez chercher la fillette.) Georgette contourne la chaise roulante et monte l'escalier, le paquet de Gabriel dans les mains. Tout en montant, elle se tourne vers Gabriel. GEORGETTE Je vous demande deux minutes. La directrice retourne son fauteuil roulant vers la double porte battante, qui s'ouvre sous la poussée du fauteuil. Gabriel la regarde sortir. Il semble songeur. Il fait quelques pas dans le hall. Il s'approche d'une grande baie vitrée et regarde dans le parc. Puis, après quelques instants de réflexion, il prend une décision soudaine et se dirige, à grandes enjambées, vers la porte du hall. Il ouvre la porte, sort dehors, et referme la porte derrière lui. Contrechamp en contre-plongée vers la galerie du premier étage. Marie Fouquet, en blouse d'uniforme, et un grand sourire aux lèvres, court sur la galerie, puis descend l'escalier quatre à quatre. Elle porte, sur son bras, le pull que son père lui a offert. Elle s'arrête au bout de quelques marches, et inspecte le hall. Le hall, vu en plongée, est totalement vide. Marie, toujours debout sur une marche, semble très triste. On sent que ses larmes sont prêtes à sortir. Elle se retourne et remonte lentement l'escalier. HOTEL STELLA - CAVE - INTÉRIEUR NUIT La cave est plus propre, plus lumineuse, et mieux rangée que pendant la guerre. Les étagères son pleines de bouteilles. Suzanne et Albert sont en train d'inspecter les bouteilles, chacun sur une étagère différente. Ils sont dos à dos. Albert porte un tablier et a un crayon et un carnet en main. ALBERT QUENTIN Je sais pas ce qu'ils ont, mais ils se sont tous jetés sur le Bordeaux, cette année. Fais-moi donc penser à téléphoner à Courtine. Suzanne se retourne avec une bouteille en main. Elle a une lueur inquiète dans le regard. SUZANNE QUENTIN Albert... ALBERT QUENTIN Hmm... Elle marque un léger temps avant de continuer. SUZANNE QUENTIN ... je voudrais pas que tu prennes ça mal, mais tu sais, à force de vivre ensemble... je sais pas, moi, mais... on finit par deviner certaines choses, par sentir euh... Elle va pour remettre la bouteille sur l'étagère. ALBERT QUENTIN Sentir quoi ? Elle se retourne, toujours la bouteille en main. SUZANNE QUENTIN Oh... Rien de précis, c'est seulement une idée... Mais depuis quatre jours, j'ai l'impression que t'es plus tout à fait le même. Depuis que monsieur Fouquet est là, tu te rends pas compte, mais... Albert, qui partait avec un cageot de bouteilles dans les mains, se retourne vers sa femme. Il a mis le crayon et le carnet dans la poche pectorale de sa chemise. ALBERT QUENTIN Ah !... Il pose le cageot sur un autre cageot. ALBERT QUENTIN Nous y voilà. Ma bonne Suzanne, tu viens de commettre ton premier faux pas. Y a des femmes qui révèlent à leur mari toute une vie d'infidélité, mais toi, tu viens de m'avouer quinze années de soupçons, c'est pire. Il reprend son cageot et traverse la cave. ALBERT QUENTIN Note bien que tu as peut-être raison. Il pose le cageot un peu plus loin. Suzanne l'a suivi. ALBERT QUENTIN Qui a bu boira. Ça, faut reconnaître qu'on a le proverbe contre nous. Rassure-toi,va, je plaisante. Il ricane. Mais Suzanne garde un visage fermé et légèrement inquiet. ALBERT QUENTIN Qu'est-ce que tu veux qu'il m'arrive ? J'ai une femme qui veille sur moi, un métier qui m'occupe, et des bonbons pour me distraire, alors... Il s'éloigne d'elle. ALBERT QUENTIN D'ailleurs, je vais peut-être les supprimer, les bonbons. SUZANNE QUENTIN Pourquoi ? Quand une habitude n'est pas mauvaise... Elle suit Albert à travers la cave, et pose, au passage, la bouteille, qu'elle tenait en main, dans un cageot. Albert arrive au pied de l'escalier. ALBERT QUENTIN Oh, y a pas de bonnes habitudes. L'habitude, c'est une façon de mourir sur place. Il monte l'escalier, Suzanne le suit. HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT Gabriel, en costume et cravate, parle au téléphone, debout et accoudé sur le comptoir de réception. GABRIEL FOUQUET Projet de sketch pour une publicité jumelée... sous- vêtements et lessive. Bon, vous y êtes ?... Il lit un papier qu'il a posé sur le comptoir. GABRIEL FOUQUET En scène, Richelieu... Derrière lui, Albert et Suzanne entre par la porte de la cave. Albert porte toujours son tablier. GABRIEL FOUQUET Ben oui, évidemment, le Cardinal !... Il écoute les propos d'un capucin barbu qui lui parle à l'oreille. Soudain jaillit des coulisse un athlète, vêtu d'un slip immaculé. Albert et Suzanne passe derrière lui, se dirigeant vers la salle à manger. Albert enlève son tablier, et Suzanne regarde Gabriel, un peu étonnée par ses propos surprenants. GABRIEL FOUQUET Il renvoie d'un geste son conseiller, et désigne l'athlète au public en déclarant : « Je croyais que mon éminence était grise, mais le sien a la blancheur Persil »... HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR NUIT Albert et Suzanne se sont installés à leur table, près des chambres froides. Sur la table trône une soupière et, à côté de la soupière, une bouteille de Vittel. Albert pousse la soupière vers Suzanne. GABRIEL FOUQUET (voix off) Oui, évidemment, ça manque un peu de femmes, mais enfin, on verra, hein. Pendant que Suzanne se sert de la soupe, Albert regarde en direction de Gabriel. Contrechamp sur Gabriel, toujours accoudé au comptoir de réception, et vu à travers la porte ouverte de la salle à manger. GABRIEL FOUQUET Bon. Deuxième projet. Pâtes Lustucru à traiter en dessin animé. Un chat tente de s'introduire dans une marmite pleine de spaghettis. Albert regarde toujours Gabriel, puis il tourne la tête vers Suzanne qui se sert de la soupe. GABRIEL FOUQUET (voix off) Surgit le père Lustucru, armé d'une louche. Dialogue. Nouveau contrechamp sur Gabriel, vu à travers la porte de la salle à manger. Il a maintenant pris son papier en main, et continue à le lire. GABRIEL FOUQUET Le père Lustucru : « A bas les pattes ! » Le chat, avec un grand sourire... Retour sur Suzanne qui se sert de la soupe, et Albert, qui regarde Gabriel. GABRIEL FOUQUET (voix off) ... « A bas les pattes, sauf les pâtes Lustucru. » Je compte sur vous pour fignoler les voix, un peu détimbrée pour Lustucru... Contrechamp sur Gabriel. GABRIEL FOUQUET ... avec beaucoup d'écho... C'est ça, au revoir. Il raccroche le téléphone, puis entre dans la salle à manger, et se dirige vers sa table. Il n'y a d'ailleurs que deux tables dressées dans la salle, chacune à une extrémité de la salle. Celle de Gabriel, près de la fenêtre, et celle des patrons, près des chambres froides. Toutes les autres tables sont vides et n'ont même pas de nappe. Gabriel s'assoit à table et déplie sa serviette. Sur sa table, à côté de son couvert, une bouteille de vin. Marie-Jo arrive de la cuisine, portant une soupière, qu'elle pose sur la table de Gabriel. Elle s'éloigne et Gabriel se sert de la soupe. Contrechamp sur la table d'Albert et Suzanne, qui mangent leur soupe. SUZANNE QUENTIN C'est quand même triste un jeune homme seul devant sa soupe. ALBERT QUENTIN Bien sûr que c'est triste. Seulement, si je l'invite, tu diras encore que je manigance des trucs. SUZANNE QUENTIN Ne parlons plus de ça, va. Elle relève la tête et appelle. SUZANNE QUENTIN Monsieur Fouquet !... Nous n'aurons plus de client à cette heure-là, si ça vous ennuie pas de venir à notre table. Gabriel regarde Suzanne, puis il se lève et prend sa bouteille de vin. GABRIEL FOUQUET Avec plaisir, chère madame. Il traverse la salle, prend une chaise au passage, et l'installe en face d'Albert et Suzanne. Il montre la bouteille qu'il tient à la main. GABRIEL FOUQUET Vous permettez ? Il s'assoit et Albert se lève. ALBERT QUENTIN Ah non. Hé, vous êtes notre invité, hein. Il prend la bouteille de Gabriel et se dirige vers la cuisine. ALBERT QUENTIN Marie-Jo, mettez donc un couvert à monsieur Fouquet, là. Il disparaît dans la cuisine. Marie-Jo, qui faisait la plonge, se dirige vers la salle. Gabriel se penche vers Suzanne. GABRIEL FOUQUET Alors, quand on veut conjurer le diable, on l'invite à sa table. SUZANNE QUENTIN Je ne vois pas ce que vous voulez dire, monsieur Fouquet. Albert sort de la cuisine, une bonne bouteille à la main. ALBERT QUENTIN Tenez, vous allez me goûter ça. Il pose la bouteille sur la table. ALBERT QUENTIN Ma femme vous tiendra compagnie. Il s'assoit à table. ALBERT QUENTIN Marie-Jo ! MARIE-JO (voix off en provenance de la cuisine) Oui, monsieur. ALBERT QUENTIN Venez donc ouvrir la bouteille, là. Il prend la bouteille d'eau minérale et s'en sert un verre, sous le regard un peu absent de sa femme, qui gratte inconsciemment la nappe. Fondu enchaîné. TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR Marée basse. Plan moyen sur une vieille femme qui, en bordure de mer, est en train de ramasser des coquillages dans le sable. Elle les dépose dans un cageot. A côté d'elle, une vieille poussette de bébé, qui lui sert à transporter son cageot. Panoramique sur la plage, où deux autres personnes ramassent aussi des coquillages. Il s'agit d'Albert et Gabriel. Plan moyen sur eux deux. Gabriel, vêtu d'un blouson de cuir avec col de mouton, a les deux pieds dans l'eau, et un grand panier plat à la main. Albert, lui, est vêtu d'une canadienne à col de fourrure. Il est sur le sable sec et creuse le sable avec ses mains pour en extraire les coquillages. Gabriel revient vers Albert. GABRIEL FOUQUET Que ce soit la révolution ou la paella, dites-vous bien que rien de ce qui est Espagnol n'est simple. Il est arrivé près d'Albert, qui se relève. Il lui montre son panier. Albert ramasse son propre panier et ils se mettent en marche côte à côte sur la plage. GABRIEL FOUQUET Une paella sans coquillage, c'est un gigot sans ail, un escroc sans rosette, quelque chose qui déplait à Dieu. Au temps de mes amours, je confectionnais la paella comme personne. Claire me reconnaissait ce talent. J'espère que mes déboires ne m'auront pas gâté la main. ALBERT QUENTIN Pourquoi buvez-vous ? GABRIEL FOUQUET La question m'a déjà été posée, monsieur le Proviseur. ALBERT QUENTIN Probablement par des gens qui vous aiment bien. GABRIEL FOUQUET Probablement. Claire me la posait trois fois par semaine, elle devait m'adorer. Je croyais que vous étiez un homme ennemi des questions. Ils croisent la vieille femme, qui traîne sa poussette sur la plage. Albert s'arrête de marcher. ALBERT QUENTIN C'est exact, je préfère les réponses. Ils sont arrivés devant un endroit où de nombreux petits piquets sont plantés dans le sable. Il s'agit de « bouchots », qui sont découverts seulement à marée basse, et sur lesquels s'accrochent les moules. GABRIEL FOUQUET C'est curieux, Claire aussi. « Gabriel, m'aimez-vous ? » « Gabriel, pourquoi buvez-vous ? » «Croyez-vous que ce soit raisonnable de vous mettre dans cet état-là ? » Sous prétexte de vous empêcher de boire, leur rêve, ce serait de nous mettre en bouteille. Il s'avance entre les bouchots. ALBERT QUENTIN Ohh... je crois simplement qu'elles ont la trouille. GABRIEL FOUQUET La trouille de quoi ? J'ai jamais eu le vin mauvais, plutôt affectueux, même grotesque. Il pose son panier par terre. GABRIEL FOUQUET J'avais, en tout cas, le charme de l'imprévu. ALBERT QUENTIN Oh la-la ! Alors, là, vous êtes complètement à côté, elles aiment les valeurs sûres. Lui aussi pose son panier au milieu des bouchots. Il ramasse des moules collées sur les bouchots et les jette dans son panier. ALBERT QUENTIN Attendre un homme et en voir arriver un autre, elles ont horreur de ça, d'autant plus que la surprise est rarement bonne, faut être juste. Non, croyez-moi, allez, j'ai des souvenirs sur la question. Je la vois d'ici, votre Claire, avec vos trente-six manières d'arriver saoul. Vous avez dû lui foutre le vertige. Gabriel, lui aussi, ramasse des moules sur les bouchots, et les jette dans son panier. GABRIEL FOUQUET Possible. ALBERT QUENTIN Ben, c'est certain. Notez bien que tout ça ne me regarde pas. J'ai peut-être un peu usé de mon droit d'ancienneté. GABRIEL FOUQUET Y a pas de mal, j'ai toujours fait plus jeune que mon âge. N'empêche que j'ai une fille de dix ans. ALBERT QUENTIN Alors, là, vous êtes con. GABRIEL FOUQUET Cette fois, vous abusez. ALBERT QUENTIN Quand on a un enfant, y a des choses qu'on n'a pas le droit de faire. Comment s'appelle-t-elle ? Gabriel ramasse son panier et se rapproche d'Albert GABRIEL FOUQUET Marie. J'étais venu ici pour la chercher, et puis... Il fait un geste vague de la main. Albert ramasse son panier. Ils sortent tous deux du parc à bouchots et se remettent en marche sur la plage. GABRIEL FOUQUET Elle est pensionnaire au cours Dillon. Dites-moi, monsieur Quentin, puisqu'on en était aux indiscrétions, lorsque vous étiez en Chine, vous fumiez l'opium ? ALBERT QUENTIN Ohhh... Y a rien d'indiscret. Oui, ça m'est arrivé, à Shanghaï, à Hong-Kong... Mais rien de bien extraordinaire. On rêvassait. GABRIEL FOUQUET Vous n'aimiez pas rêver ? Albert s'arrête de marcher. Gabriel aussi. ALBERT QUENTIN Ben, ça dépend de la qualité des choses. Là, c'était des rêves de fusilier-marin. L'amiral Guépratte m'embrassait sur l'oreille, ou bien le thé avait un goût d'anisette. Des petits délires grisants, sans plus. GABRIEL FOUQUET Et maintenant ? ALBERT QUENTIN Maintenant, il m'arrive de rêver que je fume, ça doit être le retour d'âge. On entend des cris d'enfants dans le lointain. Les deux hommes tournent la tête vers ces rires. ALBERT QUENTIN Tiens ! Voilà le cours Dillon. Contrechamp en plan général sur la plage. On voit arriver le groupe de fillettes, toutes vêtues du même manteau de couleur sombre, des mêmes chaussettes blanches, et de la même jupe écossaise. Derrière elles, une rangée de belles maisons normandes en bordure de plage. Elles sont menée par une maîtresse en manteau gris. Albert récupère le panier de Gabriel. ALBERT QUENTIN Allez, je vous laisse en famille. Il s'éloigne. Gabriel fait quelques pas vers la mer. Il prend une petite flasque vide dans la poche arrière de son pantalon. GABRIEL FOUQUET Et une bouteille à la mer ! Il lance la flasque dans l'eau. ALBERT QUENTIN Vous verrez, monsieur Fouquet, un jour, vous finirez par rêver que vous buvez. Il se retourne et s'éloigne, avec un panier dans chaque main. Un peu plus loin sur la plage, le groupe de fillettes est en train de jouer près d'un blockhaus. Deux petites filles se détachent du groupe, l'une courant après l'autre. Celle de derrière finit par rattraper celle de devant, qui n'est autre que Marie, la fille de Gabriel, et la plaque dans le sable. Les deux filles commencent à se battre. La maîtresse se détache du groupe et vient vers elles. LA MAÎTRESSE Marie Fouquet, assez ! Les deux filles arrêtent de se battre, se relèvent et se dirigent vers la maîtresse. LA MAÎTRESSE Voulez-vous venir ici tout de suite ! Qu'est-ce que c'est que ces manières ? Jouez par ici. Gabriel arrive en courant, mais trop tard : les deux filles ont déjà rejoint la maîtresse. Il contourne le blockhaus. TIGREVILLE - BLOCKHAUS SUR LA PLAGE - INTÉRIEUR JOUR Gabriel entre dans le blockhaus par une ouverture irrégulière, probablement faite par un explosif. Derrière lui, par l'ouverture, on aperçoit les fillettes qui continuent à jouer. Gabriel se cache derrière l'un des pans de mur déchiquetés, qui bordent l'entrée, et ce afin de ne pas être vu par les fillettes. Les filles se rassemblent un cours instant autour de la maîtresse, qui dit : LA MAÎTRESSE C'est parti ! Puis les filles s'éparpillent comme une volée de moineaux, accompagnées de la maîtresse. Seule Marie reste au milieu de la plage, les yeux fermés. Deux filles courent vers le blockhaus. Gabriel s'enfonce vers l'intérieur du blockhaus, puis il se cache derrière un pan de mur. Les deux filles entrent et se cachent chacune d'un côté de l'entrée. MARIE FOUQUET Deux, trois, quatre, cinq ! Ça y est ! Elle ouvre les yeux et se retourne. La maîtresse vient vers elle, déplie un siège pliant, et s'assoit dessus. Marie court vers le blockhaus, et lorsqu'elle arrive devant, elle s'arrête et met ses mains en porte-voix. MARIE FOUQUET Défense de se cacher dans le blockhaus ! Puis elle part en courant sur la gauche. PREMIÈRE FILLETTE Tu parles d'une andouille. Plan rapproché sur le visage de Gabriel, qui sort précautionneusement de sa cachette. DEUXIÈME FILLETTE (voix off) La prochaine fois, on a qu'à la semer en route. PREMIÈRE FILLETTE (voix off) Laisse-la faire, ça lui fera les pieds... Allez, on y va ? DEUXIÈME FILLETTE (voix off) Et si elle est encore là ? Retour sur les deux fillettes. PREMIÈRE FILLETTE On dira qu'elle triche, ça la fera pleurer. Elles se faufilent lestement en dehors du blockhaus. La maîtresse, absorbée par la lecture d'un livre, ne semble pas s'apercevoir de leur présence. Gabriel sort lentement de sa cachette. Il regarde vers la mer avec de la tristesse dans les yeux. Fondu enchainé. HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR NUIT Toutes la salle à manger à été nettoyée et rangée. Toutes les chaises sont posées à l'envers sur les tables. Seule, la grande table ronde au fond de la salle, près des chambres froides, est dressée. Albert, Suzanne et Gabriel sont en train de terminer la paella préparée par Gabriel. Albert chante. ALBERT QUENTIN On l'appelait le Dénicheur ! Il était rusé comme une fouine. C'était un gars qu'avait pas peur, et qui connaissait les combines. Le soir, sur les boul' extérieurs, quand on voyait passer sa dame, on s'écriait sur toutes les gammes : « Ça, ben, c'est la femme à Dénicheur ». Il s'arrête de chanter. ALBERT QUENTIN Ah, dans ce temps-là, hein... SUZANNE QUENTIN ... on savait faire les chansons. Elle semble légèrement « pompette » ! A côté d'elle, une bouteille de vin dans un seau à glace. ALBERT QUENTIN Hé oui ! Marie-Jo passe derrière Suzanne, et ramasse la grande sauteuse, qui contenait la paella. SUZANNE QUENTIN Monsieur Fouquet, votre paella est une splendeur. Ah, celle qui vous épousera aura de la chance. Elle finit son verre de vin. GABRIEL FOUQUET Je crains, malheureusement, chère madame, qu'on ne s'attache pas une femme avec des vertus culinaires... Il prend la bouteille dans le seau et ressert Suzanne. GABRIEL FOUQUET ... avec des vertus d'aucune sorte, d'ailleurs. SUZANNE QUENTIN Moi, je dis qu'on peut très bien apprécier les hommages déposés dans un plat. Gabriel se sert à son tour. Suzanne se tourne vers son mari. SUZANNE QUENTIN Si Albert avait daigné un jour faire la cuisine pour moi toute seule, j'aurais considéré ça comme un madrigal. Gabriel repose la bouteille dans le seau. Suzanne porte son verre à ses lèvres. SUZANNE QUENTIN Mais il m'a jamais offert même une omelette. Elle boit. Gabriel la regarde en souriant. ALBERT QUENTIN Ben, qu'est-ce que tu racontes ? D'octobre en avril, on est à peu près seuls. Alors, tu peux considérer que, pendant six mois de l'année, je ne fais la tambouille que pour te rendre hommage ? Suzanne le regarde avec le sourire un peu niais de quelqu'un qui a un peu trop bu. Gabriel boit lentement son verre. SUZANNE QUENTIN C'est vrai. Elle se tourne vers Gabriel. SUZANNE QUENTIN Au fond, c'est beau. Monsieur Fouquet ?... Vous connaissez La Bourboule ? Gabriel baisse son verre en souriant. GABRIEL FOUQUET Ma foi, non. SUZANNE QUENTIN Et ben, vous avez tort. C'est là que j'ai connu Albert. Il était en permission libérable. Il portait un blazer à rayures, et un canotier... avec ruban assorti. Bel homme, et il le savait. Marie-Jo vient débarrasser les assiettes. SUZANNE QUENTIN C'était le début de la Biguine. Tu te rappelles le disque de Dranem ? Elle se met à chanter en tapotant sur la table. Gabriel sourit. SUZANNE QUENTIN C'est la biguine, il n'y a rien de plus coquin. ALBERT QUENTIN Suzanne ! Il semble un peu gêné. SUZANNE QUENTIN Oh pourquoi ! Y a pas de mal. On est que tous les trois. C'était en juillet, y avait des mimosas. Tu portais des bottines de toile. Je m'en rappelle comme si c'était hier. Elle se tourne vers Gabriel. SUZANNE QUENTIN Vous voyez, moi, j'aurais bien aimé une auberge dans le midi, mais Albert a pas voulu. Il a voulu qu'on s'installe ici à cause du mauvais temps, pour qu'il y ait moins de monde, vous voyez ce que c'est que la séduction. C'est drôle que vous ne connaissiez pas La Bourboule, un homme comme vous. Elle ricane niaisement et reprend une gorgée de son verre. Albert s'adresse à Gabriel avec un petit sourire en coin. ALBERT QUENTIN Et bien, vous voyez, elle, ça la conduit à La Bourboule ! SUZANNE QUENTIN Tenez, on est entre nous... Voulez-vous que je vous dise ?... ALBERT QUENTIN Mais enfin, Suzanne, notre voyage de noces n'intéresse pas monsieur Fouquet. SUZANNE QUENTIN Vous n'aimez pas les voyages ? Albert est imbattable là- dessus. Si je vous disais qu'il connait les horaires de tous les trains d'Europe, même les horaires de correspondance. Albert pose sa serviette et se lève. ALBERT QUENTIN Oh, ben écoute, arrête... Oh, arrête ! SUZANNE QUENTIN Oh, Albert, sois gentil, montre tes horaires à monsieur Fouquet. Marie-Jo vient déposer une corbeille de fruits sur la table. Albert ouvre un tiroir du buffet situé à côté de la table. ALBERT QUENTIN Mais ça ne l'intéresse pas. GABRIEL FOUQUET Mais si, voyons, au contraire. Albert sort une boite de cigare du tiroir. SUZANNE QUENTIN Ah, tu vois ! Même pour les petits déplacements, c'est pareil. Elle se lève et se dirige vers un buffet situé de l'autre côté de la table. Albert tend la boite de cigares à Gabriel, qui en prend un. Gabriel écoute le babillage de Suzanne tout en regardant Albert avec une lueur amusée dans les yeux. SUZANNE QUENTIN (voix off) Tenez, il doit partir demain soir pour Blangy. Et ben, il a déjà en poche son aller et retour... Elle fouille dans le tiroir du buffet. SUZANNE QUENTIN ... sa correspondance, sa chambre d'hôtel retenue, tout. C'est pas quelque chose, ça ? Elle sort du tiroir un gros classeur, referme le tiroir et revient vers la table sur laquelle elle pose le classeur, puis elle s'assoit. Gabriel, le visage soudain un peu grave, tripote son cigare sans l'allumer. GABRIEL FOUQUET Je ne savais pas que vous partiez. Albert s'assoit et prend un cigare dans la boite. ALBERT QUENTIN Oh, pour deux jours. Tous les ans, à la Toussaint, je vais sur la tombe de mon père en Picardie. Mais vous serez surement encore là à mon retour ? Il regarde Gabriel qui ne lui répond pas, puis qui se lève. Suzanne, elle, est en train de sortir les livres d'horaires de train du classeur. GABRIEL FOUQUET Bon, ben, je vous souhaite un bon voyage, monsieur Quentin. SUZANNE QUENTIN Vous nous quittez déjà ? GABRIEL FOUQUET Oui, je vais me dégourdir un peu les jambes avant de monter. Il met le cigare dans la poche de sa veste sur le porte-manteau, puis décroche la veste. ALBERT QUENTIN Et bien, vous ne savez pas ce que vous perdez, parce que je vous avais mis de côté un vieux calva de trente ans. Gabriel enfile sa veste et noue son cache-nez. GABRIEL FOUQUET Je veux pas vous retarder. Demain, c'est dimanche, vous partez le soir, vous aurez une journée chargée. Merci pour cette excellente soirée. SUZANNE QUENTIN Oh, c'était tout simple. GABRIEL FOUQUET Mais familial. Il s'éloigne dans le vestibule vers la porte de l'hôtel SUZANNE QUENTIN Tu lui offres du calva, c'est malin ! Heureusement qu'il est raisonnable. On entend la porte d'entrée qui se ferme. Albert se lève, le cigare au bec, et se dirige vers la baie vitrée qui donne sur la rue. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Plan rapprochée sur les vitres de l'hôtel. On voit Albert, le cigare au bec, qui regarde la rue par-dessus les rideaux. Contrechamp sur Gabriel qui se dirige vers le Café Normand, mais qui passe devant sans s'arrêter. HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT Albert allume la lumière et entre dans la chambre. Suzanne le suit et referme la porte. Albert sort un bonbon de sa poche, le sort de son emballage et s'approche de la fenêtre entr'ouverte. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Plan rapproché sur la fenêtre d'Albert qui met le bonbon dans sa bouche et s'appuie sur la rambarde pour regarder dans la rue d'un air pensif. Derrière lui, Suzanne prépare le lit. SUZANNE QUENTIN Tout de même, quand je pense, du calva... Avoue que c'est une trouvaille ! C'est simple, t'aurais voulu le faire boire, tu t'y serais pas pris autrement. ALBERT QUENTIN Si. J'aurais bu avec lui. Suzanne se retourne vers son mari. Contrechamp de la rue vue de la fenêtre d'Albert. Gabriel revient de sa « promenade » et pose la main sur la poignée de la porte du Café Normand. Il s'arrête et regarde vers la fenêtre d'Albert. Il fait quelques pas dans la rue, et fait un grand salut à Albert. Puis il retourne vers l'entrée du café, ouvre la porte et entre dans l'établissement. Retour sur Albert, qui regarde toujours dans la rue, accoudé à la rambarde de la fenêtre. SUZANNE QUENTIN Albert, tu parlais pas sérieusement ? ALBERT QUENTIN Tu crois pas que tu ferais mieux de te coucher. Il crache son bonbon dans la rue. SUZANNE QUENTIN Réponds-moi d'abord. Il ferme la fenêtre. HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT Albert finit de fermer la fenêtre, et se tourne vers sa femme. ALBERT QUENTIN Écoute, ma bonne Suzanne, t'es une épouse modèle. SUZANNE QUENTIN Oh !... ALBERT QUENTIN Mais si, t'as que des qualités, et physiquement, t'es restée comme je pouvais l'espérer. C'est le bonheur rangé dans une armoire. Et tu vois, même si c'était à refaire, et bien je crois que je t'épouserais de nouveau. Mais tu m'emmerdes. SUZANNE QUENTIN Albert ! ALBERT QUENTIN Tu m'emmerdes gentiment, affectueusement, avec amour, mais tu m'emmerdes ! Il s'éloigne un peu d'elle, dont on voit le visage contrarié dans le miroir. ALBERT QUENTIN J'ai pas encore les pieds dans le trou, mais ça vient, Bon Dieu, tu te rends pas compte que ça vient. Et plus ça vient, plus je m'aperçois que j'ai pas eu ma ration d'imprévu, et j'en redemande ! T'entends, j'en redemande. Il s'est un peu énervé au fur et à mesure qu'il parlait. SUZANNE QUENTIN L'imprévu ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Albert lui répond d'une voix plus calme. ALBERT QUENTIN Oh ! Rien, c'est des idées d'un autre monde. Et puis, ne parlons plus de ça, va. Il se rapproche d'elle. SUZANNE QUENTIN Parce que, tu sais, si ça te manquait vraiment, si t'y pensais trop, tu pourrais... je sais pas, moi... reprendre un peu de vin au repas... un demi-verre. ALBERT QUENTIN Un demi-verre ? Dis-toi bien que si quelque chose devait me manquer, ce serait plus le vin, ce serait l'ivresse ! Il s'éloigne de Suzanne, qui ne bouge pas et reste très pensive. Fondu au noir. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR JOUR Deux touristes allemands sortent des bagages du coffre avant de leur voiture : une Coccinelle Volkswagen, dont le moteur, lui, est situé à l'arrière. L'homme parle en allemand à sa femme. Il referme le coffre, prend les valises et se dirige vers l'entrée de l'hôtel. Derrière eux, est garée une grosse voiture américaine noire. HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR JOUR Par la porte ouverte entre la salle à manger et le vestibule, on voit Marie-Jo, qui se dirige vers le couple de touristes allemands, qui vient d'entrer. Elle prend les valises des mains de l'homme. Le couple entre dans la salle à manger, dont presque toutes les tables sont occupées. Albert, portant un tablier blanc, est occupé à servir des clients. Il se redresse vers les nouveaux arrivants. ALBERT QUENTIN Messieurs-dames. Germaine ! Il vient de se tourner vers une serveuse habillée de noir et portant un tablier blanc. Il s'agit d'une serveuse qui ne vient travailler à l'hôtel que lorsque l'affluence le nécessite. Germaine entraîne le couple allemand vers une table libre. Albert se tourne vers Suzanne, qui vient d'entrer, un calepin à la main, et désigne une table libre, sur laquelle est installée un service de petit-déjeuner, qui n'a pas été touché. ALBERT QUENTIN Tiens, Suzanne, débarrasse-moi ça. SUZANNE QUENTIN Mais c'est le petit-déjeuner de monsieur Fouquet. ALBERT QUENTIN Oui, et ben, à cette heure-là, une aspirine lui suffira. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR JOUR L'homme au béret, l'habitué de chez Esnault, qui travaille au Cours Dillon, court dans la rue et entre précipitamment dans l'hôtel. HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR JOUR L'homme au béret entre dans la salle, et regarde autour de lui. Il avise Suzanne et se tourne vers elle. L'HOMME AU BÉRET Albert est là ? SUZANNE QUENTIN Il est à la cuisine. L'homme se précipite vers la cuisine. HOTEL STELLA - CUISINE - INTÉRIEUR JOUR Albert a ouvert le four et est en train de surveiller un plat qui cuit à l'intérieur. L'homme au béret entre précipitamment. L'HOMME AU BÉRET Quentin ! Y a ton Espagnol qu'est au carrefour. ALBERT QUENTIN Mais alors ? C'est pas son droit d'être au carrefour ? L'HOMME AU BÉRET Mais pas de faire ce qu'il fait ! Ah, tu peux pas savoir. C'est une catastrophe ! TIGREVILLE - CARREFOUR - EXTÉRIEUR JOUR Un carrefour avec une rue qui monte vers une propriété privée, dont le portail est ouvert. Une foule est massée derrière la barrière de la propriété, et d'autres personnes sont groupées, en- dessous d'eux, au bord de la route. Mais on ne voit pas encore ce qu'ils regardent. Par contre, on entend leurs éclats de voix. Une DS Citroën zigzague sur la route et s'arrête devant le portail. Le conducteur descend précipitamment de son véhicule, et se dirige vers le centre du carrefour. Gabriel est debout au milieu de la route, la veste à la main. LE CONDUCTEUR Vous êtes complètement cinglé, non ? Gabriel salue le conducteur. Une autre voiture arrive à vive allure d'une route qui descend vers le carrefour. A son passage, Gabriel fait une « passe » avec sa veste, à la manière d'un matador. GABRIEL FOUQUET Olé ! Le conducteur, certainement affolé, perd un peu le contrôle de son véhicule, et se précipite vers un groupe de personnes, massés devant une boutique d'antiquités. Les gens s'éparpillent en courant. Heureusement, la voiture réussit à s'arrêter, sans toucher personne. Une autre voiture, une grosse américaine, arrivant en sens inverse du centre ville, klaxonne, car son conducteur ne comprend pas la manoeuvre étrange du premier véhicule. VOITURE AMÉRICAINE - INTÉRIEUR JOUR Gabriel, vu à travers le pare-brise de la voiture, agite sa veste devant la voiture, qui s'arrête juste devant lui. Il pointe une épée imaginaire et la plante dans le pare-brise, comme s'il donnait l'estocade finale au taureau qu'il venait de combattre. TIGREVILLE - CARREFOUR - EXTÉRIEUR JOUR L'intérieur du véhicule, vu de la rue. Un homme est au volant, deux femmes sont assises à l'arrière. Il semble tous un peu affolés par ce qu'il vient de leur arriver. LE CONDUCTEUR I say, you're crazy ! (traduction : Dis donc, vous êtes fou !) Gabriel se tourne vers la foule massée derrière la barrière de la propriété, et qui l'acclame. On lui lance même un chapeau, qu'il attrape au vol. Gabriel marche le long de la route, saluant la foule en brandissant le chapeau. Il revient vers le centre du carrefour, et lance le chapeau, prêt à affronter un autre « taureau » automobile ! Une 404 blanche, venant de la route qui descend vers la ville, le frôle à vive allure. GABRIEL FOUQUET Olé ! LA FOULE Olé ! Olé ! Olé !... Une autre voiture, venant du centre ville, évite Gabriel de justesse. Elle s'arrête au milieu du carrefour, et le conducteur en sort précipitamment. Il fonce vers Gabriel. Gabriel fait une passe sur une autre voiture en provenance de la ville. GABRIEL FOUQUET Olé ! Une voiture noire arrive de la route, et zigzague pour essayer d'éviter Gabriel. Contrchamp sur Gabriel, au milieu du carrefour, qui bouge de droite à gauche, pour essayer de rester dans l'axe de la voiture. On a l'impression que la caméra est placée sur la voiture. Zoom avant sur Gabriel qui se rapproche. Sa veste passe sur l'objectif de la caméra, comme si elle passait sur le pare-brise de la voiture. Puis on voit la foule qui s'écarte pour éviter la voiture. GABRIEL FOUQUET Olé !... La foule entoure Gabriel toujours debout au milieu du carrefour, et l'acclame. Vue aérienne de la route qui revient vers le centre ville. Gabriel, entouré de ses admirateurs, marche vers la ville. On entend des klaxons. TIGREVILLE - UNE RUE - EXTÉRIEUR JOUR Albert et l'homme au béret marchent d'un pas rapide, allant au- devant du cortège qui entoure Gabriel. Tous, d'ailleurs, dans ceux qui le suivent, ne semblent pas enthousiastes à son sujet. On entend, en effet, un conducteur mécontent. UN CONDUCTEUR MÉCONTENT (voix off) Espèce de salaud ! Je vais t'arranger le portrait, moi. Albert rejoint Gabriel et la foule qui l'entoure. ALBERT QUENTIN Alors quoi ? Qu'est-ce qu'y a ? Qu'est-ce qui se passe ? UNE FEMME SUR LE TROTTOIR Si c'est pas une honte ! Faire ça le jour des morts ! Un homme, d'aspect cossu et bourgeois, marche à côté de son chauffeur en uniforme. L'HOMME COSSU Si mon chauffeur n'avait pas freiné, on l'écrasait ! ALBERT QUENTIN Il a freiné ? Et ben alors, c'est fini, n'en parlons plus. L'HOMME COSSU Ce serait trop commode ! On est venu en pèlerinage, nous, monsieur, on n'est pas venu au cirque ! ALBERT QUENTIN Et bien, allez-y à votre pèlerinage, la route est libre. UNE FEMME SUR LE TROTTOIR Y a pas longtemps ! Il prend le bras de Gabriel et l'entraîne avec lui. ALBERT QUENTIN Allez, viens, toi. L'HOMME AU BÉRET Ben, dis donc, Albert, tu vas quand même pas prendre sa défense ! ALBERT QUENTIN Mais je prends la défense de personne. Vous voyez pas qu'il est pas dans son état normal ? Un peu plus loin. Albert tient toujours le bras de Gabriel, suivi par la foule. Gabriel dit trois mots en espagnol, puis : GABRIEL FOUQUET J'attends la présidence pour m'offrir les oreilles ? ALBERT QUENTIN Vous pourriez pas faire un entracte, non ? GABRIEL FOUQUET Yo soy unico ! ALBERT QUENTIN Fermez-la, mon vieux, oh, fermez-la. Le cortège arrive devant la gendarmerie. A côté de la porte, une affiche sur laquelle est inscrit : « Jeunes gens - Effectuez votre service légal outre-mer - En devançant l'appel de votre classe. » Deux gendarmes sortent de la gendarmerie. Gabriel leur fait un grand salut de la main. GABRIEL FOUQUET Olé, carabineros ! Como va ustedes ? Maurice, le brigadier, qui a un fort accent du Sud-Ouest, se tourne vers Albert. MAURICE Alors, vous trouvez qu'on n'a pas assez de travail aujourd'hui. Qu'est-ce qu'il y a ? Une voix sort de la foule, celle du monsieur avec chauffeur. L'HOMME COSSU Y a que ce petit crétin a failli faire au moins dix accidents ! Albert se tourne vers lui. ALBERT QUENTIN Y en a pas eu, d'accident. Il se tourne vers Maurice. ALBERT QUENTIN Il a bu un coup, c'est pas une affaire, quoi. MAURICE (voix off) Et d'où qui sort ? ALBERT QUENTIN C'est un client à moi. Retour sur Maurice, qui écarte les bras. MAURICE Client ! C'est pas un état-civil, ça, client ! Vous n'êtes pas d'ici, hein ? Contrechamp sur la foule massée au pied de la gendarmerie, dont l'entrée est légèrement surélevée par rapport au niveau de la rue. GABRIEL FOUQUET Et vous, vous êtes d'ici, avec votre accent du Cantal ? MAURICE Rodez ! Dans le Cantal ? Il est saoul comme une bourrique ! Il se tourne vers son collègue. MAURICE Alexandre, embarquez-moi monsieur, qu'on regarde ses papiers. Le gendarme Alexandre descend les quelques marches qui mènent à la rue et prend Gabriel par le bras. Il le pousse vers le haut des marches et l'entrée de la gendarmerie. Albert les suit. GABRIEL FOUQUET La sortie en triomphe ! Enfin ! Regarde, public ingrat ! Arrache-toi les yeux ! Pour ponctuer encore la sortie théâtrale de Gabriel, les cloches de l'église se mettent à sonner. Après que Gabriel soit entré dans la gendarmerie, la foule commence à se disperser. TIGREVILLE - PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR Plan d'ensemble de la place devant l'église. C'est la sortie de la messe. Les petites pensionnaires, dans leur uniforme sombre, mais avec la capuche relevée, sortent de l'église en rang deux par deux, précédées par la directrice dans son fauteuil roulant, poussé par une maîtresse en manteau gris. A la fin du cortège, Marie Fouquet marche toute seule derrière les autres. Le cortège contourne l'église. Derrière l'église, on aperçoit la gendarmerie avec les mots « Gendarmerie Nationale » inscrits sur le haut du bâtiment. TIGREVILLE - GENDARMERIE - INTÉRIEUR JOUR Plan moyen sur Gabriel assis sur une chaise, le menton dans les mains. Il écoute distraitement Maurice le brigadier, que l'on ne voit pas. MAURICE (voix off) Fouquet Gabriel, né à Paris le 18 mai 1930. Domicile : 14, rue Lincoln, Paris huitième. Profession... Maurice, qui est en train de lire la carte d'identité de Gabriel, prononce Lincoln à la française. Panoramique découvrant Maurice assis derrière son bureau, et Albert devant. L'autre gendarme est assis sur un fauteuil derrière Albert. ALBERT QUENTIN Mais enfin, Maurice, puisque je te dis que je me porte garant pour lui, alors laisse tomber, quoi. Tu peux bien faire ça pour moi. Gabriel se lève péniblement. GABRIEL FOUQUET Muchas gracias, señor, seulement, je suis adulte... ALBERT QUENTIN Monsieur Fouquet, vous commencez à nous cassez les noix, on ne veut plus vous entendre, on en a marre. GABRIEL FOUQUET Parfait... puisqu'on peut plus rien dire, je vous attends dehors. Gabriel ramasse sa veste sur une petite table et se dirige vers la porte. ALBERT QUENTIN Ça va, c'est ça, allez prendre l'air, ça vous fera du bien. Gabriel sort de la gendarmerie. Albert se tourne vers Maurice. ALBERT QUENTIN Tu vois bien que c'est de l'enfantillage. Demain, il sera parti, et personne n'y pensera plus. MAURICE Bon, mais tu le ramènes chez toi, hein ? Que je le voie plus en train de trainer en ville. Et que ça lui serve de leçon. Maurice se lève et tend la carte d'identité de Gabriel à Albert. ALBERT QUENTIN Ben, j'espère, ou alors il est incorrigible. Alors qu'Albert se dirige vers la sortie, le téléphone sonne. Maurice se dirige vers l'imposant poste téléphonique fixé au mur, et décroche. MAURICE Allo, ici la gendarmerie de Tigreville. Comment ? Qu'est-ce que vous dites ? On entend la porte qui se ferme. Le gendarme Alexandre se lève et soulève légèrement le rideau pour voir ce qu'il se passe dehors. MAURICE Y a un bouchon terrible à Hennequeville ? TIGREVILLE - PLACE DE L'ÉGLISE - EXTÉRIEUR JOUR Albert sort de la gendarmerie et commence à contourner l'église. Il retrouve Gabriel assis sur les marches devant le monument aux morts, la tête dans les mains. Albert s'approche de lui. ALBERT QUENTIN Et ben, qu'est-ce qui vous prend ? Gabriel relève la tête. GABRIEL FOUQUET Je crois que j'ai honte. ALBERT QUENTIN Allons, mon gars, on n'a pas le droit d'avoir honte, quand on a réussi une corrida comme la votre. Hein ? GABRIEL FOUQUET La deuxième voiture était difficile, elle chargeait toujours à gauche, vous avez vu ? ALBERT QUENTIN Les voitures anglaises, c'est toujours comme ça. C'est la déformation. Allez, venez. Il lui rend sa carte d'identité et l'aide à se relever. Gabriel récupère son document et descend les marches. GABRIEL FOUQUET Où on va ? J'irai bien prendre un verre. Pas pour boire, pour me remonter. Albert le regarde un instant, puis dit : ALBERT QUENTIN D'accord, mais pas chez Esnault. Il lui prend le coude et l'entraîne avec lui. BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR JOUR En quinze ans, les marches qui permettent d'accéder au bar « chinois » en haut de sa colline, n'ont pas changé : elles sont toujours aussi « rustiques ». Albert et Gabriel les montent lentement. Gabriel regarde la bâtisse au sommet de la colline et s'arrête sur une marche. La bâtisse, non plus, n'a pas changé. Seule la tour métallique surmontée par les sirènes a disparu. GABRIEL FOUQUET Dites donc... Albert s'arrête et se tourne vers Gabriel. ALBERT QUENTIN Quoi ? GABRIEL FOUQUET Qu'est-ce que c'est que votre endroit ? ALBERT QUENTIN Et bien, les gourmands, ils disent que c'est une maison de passe et les vicelards un restaurant chinois. GABRIEL FOUQUET Vous y allez souvent ? ALBERT QUENTIN J'y allais. Il reprend son escalade, suivi par Gabriel. Ils sont presque arrivés au sommet. Gabriel regarde la bâtisse et s'arrête de nouveau. GABRIEL FOUQUET A votre avis, pour ce qu'on veut en faire, vaudrait mieux que ce soit canaille ou chinois ? Albert s'est arrêté pour l'écouter. ALBERT QUENTIN Que ce soit fermé. Il reprend sa marche. BAR « CHINOIS » - INTÉRIEUR JOUR L'intérieur du bar « chinois » n'a pas changé non plus. Albert ouvre la porte, et entre suivi par Gabriel, qui referme la porte derrière eux. Ils se dirigent vers le bar, lorsqu'ils sont arrêtés par une voix venant du haut de l'escalier. GEORGINA (voix off) Albert ! Les deux hommes tournent la tête vers l'escalier. Georgina descend l'escalier. Elle n'a, pour ainsi dire, pas changé en quinze ans. GEORGINA C'est pas possible ! C'est un revenant ! Elle regarde Albert avec un grand sourire. GEORGINA Tiens, je suis trop contente. Tu permets que je t'embrasse ? ALBERT QUENTIN Je te permets. Elle lui fait une bise sur chaque joue. Albert se tourne vers Gabriel. ALBERT QUENTIN Je te présente un matador. Georgina s'incline légèrement en souriant. GEORGINA Enchantée, monsieur. ALBERT QUENTIN Mais je te promets pas qu'il soit tout à fait authentique. Georgina se dirige vers le bar, suivie par ses deux clients. ALBERT QUENTIN Ici non plus, c'est pas très authentique, mais avec le vent du Tibet, ça peut faire illusion. Tenez, mon vieux, si je vous disais que, certains soirs, hein, derrière ce mur, là, et bien j'ai vu... Pas cru voir, hein !... J'ai vu !... Une ville, des tramways, la foule, des drames... Un plan rapide sur le mur dont parle Albert, et sur lequel il y a seulement la grande affiche légale contre la répression de l'ivresse sur la voie publique, entourée d'aquarelles « chinoisantes » et d'une réclame pour l'apéritif « Saint Raphaël ». Retour vers le bar, derrière lequel trône Georgina. GEORGINA Qu'est-ce que je vous sers ? Albert se tourne vers Gabriel. ALBERT QUENTIN Qu'est-ce que vous voulez comme remontant ? GABRIEL FOUQUET Je vous fais confiance. ALBERT QUENTIN Bon. Est-ce que tu confectionnes toujours ton espèce de saké, là ? GEORGINA Bien sûr. ALBERT QUENTIN Alors, ça sera deux. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Plan rapproché en contre-plongée de l'enseigne éclairée de l'hôtel Stella. HOTEL STELLA - SALLE À MANGER - INTÉRIEUR NUIT Suzanne est assise seule à une petite table près des chambres froides, et sur laquelle est dressé un couvert pour deux personnes. Mais les assiettes sont vides et la carafe de vin n'a pas été entamée. La tête appuyée sur la main, Suzanne semble rêveuse. Derrière elle, on entend le brouhaha de la salle à manger. D'un seul coup, Suzanne se lève d'un bond. Panoramique rapide vers l'entrée de la salle. Marie-Jo entre et pose son manteau sur le porte-manteau. MARIE-JO Y a surement aucune raison de s'inquiéter. Elle s'approche de Suzanne. Derrière les deux femmes, on s'aperçoit que la moitié environ des tables sont occupées. Germaine fait le service. MARIE-JO Depuis ce matin au carrefour, personne n'a revu monsieur. Je suis allé chez Landru, chez le pâtissier, j'ai même été chez Esnault, ben... y a pas plus de monsieur que de beurre au... Elle fait un geste vague pour éviter de dire une bêtise. Elle sourit. MARIE-JO Si y avait eu un accident, ça se saurait. SUZANNE QUENTIN Bien sûr, ça se saurait. Suzanne se dirige vers la sortie de la salle. Marie-Jo la suit. HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR NUIT Suzanne commence à monter l'escalier. Marie-Jo, en sortant, s'aperçoit de la présence d'une valise dans le vestibule. MARIE-JO Tiens, la valise de monsieur. Qu'est-ce que j'en fais ? Suzanne s'arrête un instant, puis reprend sa marche. SUZANNE QUENTIN Vous pouvez la remonter. Maintenant, son train de huit heures... MARIE-JO Monsieur Fouquet n'a pas dîné ? Suzanne, qui est presque arrivée à l'étage, se retourne. SUZANNE QUENTIN Non. MARIE-JO Si ça se trouve, ils sont ensemble. SUZANNE QUENTIN Si ça se trouve, oui. Elle reprend sa marche. Marie-Jo se penche pour ramasser la valise. BAR « CHINOIS » - INTÉRIEUR NUIT Plan rapproché sur le comptoir du bar, sur lequel plusieurs verres de vin sont alignés. Gabriel remplit les verres. Zoom arrière découvrant Albert et Gabriel, debout devant le bar et en train de chanter. ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble) Tata-talalala ! Tata-lalatin ! Tata-talalala ! Tata- lalatin ! Albert prend un verre. ALBERT QUENTIN A l'Amiral Guépratte ! Il boit. Gabriel prend un verre. GABRIEL FOUQUET A el Gallo, le Divin Chauve ! Il boit. Ils reposent tous deux leurs verres vides. Albert prend un autre verre. ALBERT QUENTIN A la gloire des fusiliers marins d'Extrême-Orient ! Il boit. Gabriel prend un autre verre. GABRIEL FOUQUET A Manolete ! Tué à Linarès par le taureau Isleiro ! Il boit. Albert repose son verre et en prend un autre. ALBERT QUENTIN Et celui-là, je le bois à mon pote Gédéon, tombé dans le traquenard de Long Son ! Gabriel prend un autre verre. GABRIEL FOUQUET A Roselito, le plus grand de tous ! Il boit. Appuyée contre la fresque derrière le bar (la même que quinze ans auparavant), Georgina les regarde d'un oeil critique. GEORGINA On a le temps, messieurs ! Si ça continue, vous allez vous saouler... Tous les verres sur le comptoir sont maintenant vides. ALBERT QUENTIN Quand on est en perm', c'est pour ça ! Gabriel s'éloigne du bar, et s'approche de la porte vitrée qui sépare le bar de la pièce voisine. ALBERT QUENTIN Mais qu'est-ce que tu cherches ? GABRIEL FOUQUET Claire, elle devait me prendre à la sortie des arènes... ALBERT QUENTIN Mais c'est de ta faute ! Si tu buvais plus vite, elle serait déjà là ! Les choses entraînent les choses... Le bidule crée le bidule... Y a pas de hasard ! Allez ! On rentre à la caserne. Il fouille dans sa poche et sort une poignée de billets froissés qu'il pose sur le comptoir. Gabriel revient vers lui. GABRIEL FOUQUET Ben, permets-moi au moins de t'inviter... Il sort de l'argent de sa poche. D'un geste, Albert l'arrête. ALBERT QUENTIN T'occupe, la Bleusaille ! J'ai touché mon arriéré de solde... Alors, hein ! Gros plan sur le comptoir. Parmi les billets de banque, qu'Albert y a déposés, se trouve un billet de train. Gabriel le prend et le regarde de plus près. GABRIEL FOUQUET Y t'ont payé avec un billet de train... Albert le lui prend des mains. ALBERT QUENTIN Tiens !... Il le déchire en deux, et en donne la moitié à Gabriel ALBERT QUENTIN Je te donne l'aller et je garde le retour... Allez, fais-en autant ! GABRIEL FOUQUET J'peux pas... ALBERT QUENTIN T'as pas confiance ? GABRIEL FOUQUET J'ai pas de billet... ALBERT QUENTIN Ah ! ben alors là, t'as tort ! Faut toujours avoir un billet... Au cas... Tu comprends ? Au cas... GABRIEL FOUQUET Qu'est-ce que tu crois m'apprendre... J'ai passé ma vie à faire des allers et retours. Instable, on appelle ça. ALBERT QUENTIN Bon, ben allez, on cause de trop, on se déshydrate, hein. Allez, viens. Ils se retournent et se dirigent vers la sortie. Georgina se penche par-dessus le bar. GEORGINA Bonsoir, et bonne rentrée. Albert est déjà sorti, mais Gabriel se retourne vers elle. GABRIEL FOUQUET Madame, j'ai été charmé, positivement charmé. Il sort à son tour, d'un pas un peu hésitant. Georgina sourit et commence à défroisser les billets laissés par Albert sur le comptoir. BAR « CHINOIS » - EXTÉRIEUR NUIT Albert descend lentement les marches du bar. Il fredonne « Nuits de Chine ». ALBERT QUENTIN La-la-la la-la nuits de Chine, nuits d'amour ! La-la-la... Gabriel sort à son tour du bar en nouant son écharpe. Puis il regarde autour de lui. GABRIEL FOUQUET Merde ! Contrechamp et plan général sur la colline et la plage en contrebas, plongées dans le noir. GABRIEL FOUQUET (voix off) Il fait nuit, dis donc. Retour sur Gabriel et Albert, toujours debout en bas des marches du bar. ALBERT QUENTIN Ben c'est normal, c'est le changement de latitude. Allez, en avant ! Plan d'ensemble de la colline avec le bar au sommet et Gabriel et Albert qui descendent les marches de la colline, d'un pas un peu hésitant. ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble) Nuits de Chine, nuits câlines, nuits d'amour ! Ils accompagnent leur chant de grands gestes. ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble) Nuits d'ivresse, de tendresse... ALBERT QUENTIN Merde ! ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble) La-la-la... Jusqu'au lever du jour. Nuits de Chine, nuits câlines... Ils sont maintenant arrivés près de la caméra en plan moyen. Albert s'assoit sur un banc. Il dit la dernière strophe sans chanter. ALBERT QUENTIN Nuits d'amour. GABRIEL FOUQUET T'as le coup de pompe ? Du pouce, Albert montre le bar derrière lui. ALBERT QUENTIN Non, mais c'est l'autre vache, là, l'indigène, qui a dû me filer du poison. Gabriel s'assoit à côté de lui. GABRIEL FOUQUET T'as peut-être plus l'habitude. Si tu veux, on peut rentrer. ALBERT QUENTIN Oh, hé gamin, dis donc, hé, pas de faux-fuyant. C'est pas parce que t'as estoqué deux ou trois voitures, mais... Moi, j'ai pas eu mon compte. D'abord, on va leur montrer ce qu'un jeune et un vieux peuvent faire. GABRIEL FOUQUET A qui ça ? ALBERT QUENTIN Aux affreux ! Allez viens. Ils se lèvent tous les deux et reprennent leur marche. ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble) Nuits de Chine... HOTEL STELLA - CHAMBRE ALBERT - INTÉRIEUR NUIT La chambre est plongée dans le noir, mais les rideaux ne sont pas tirés sur les fenêtres. On entend, dans la rue, Albert et Gabriel chanter. Leur chant est dans la continuité de celui débuté dans la SCÈNE PRÉCÉDENTE ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble et en voix off) ... nuits câlines, nuits d'amour !... Lent panoramique vers le lit, dans lequel Suzanne est assise, les yeux grand ouverts. ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble et en voix off) ... Nuits d'ivresse, de tendresse... Où l'on croit aimer jusqu'au lever du jour... Suzanne s'allonge dans le lit, et rabat les couvertures sur elle. ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble et en voix off) ... Nuits de Chine, Nuits câlines... CAFÉ NORMAND - INTÉRIEUR NUIT Plan moyen sur le billard, où un homme en cravate et casquette est en train de jouer. Derrière lui, la salle et le bar, devant lequel deux hommes sont accoudés. Un peu plus loin le long du comptoir, un autre homme, assis sur un tabouret, discute avec la patronne, debout derrière le bar. D'autres clients sont répartis autour des tables de la salle. Le joueur de billard s'éloigne de la table, et Lucien s'approche pour jouer à son tour. Il est en chemise, cravate et gilet. Dans un coin, derrière lui, on découvre Joséphine, en train de boire, seule à une table. La porte s'ouvre. Albert entre précipitamment, suivi de Gabriel, qui referme la porte. Ils s'accoudent tous les deux au comptoir. ALBERT QUENTIN Deux Calvas ! En entendant la voix d'Albert, Lucien s'arrête de jouer, et se tourne vers le bar. Il pose sa queue sur le billard. LUCIEN ESNAULT Sois le bienvenu, Albert. Il redescend lentement vers le comptoir. LUCIEN ESNAULT Je me disais toujours : ça peut pas durer, on le reverra un jour. Et te revoilà... comme au bon vieux temps. Tiens ! Je me sens vingt ans de moins. Il est maintenant arrivé près du comptoir. Albert boit son calva sans se retourner. Mais Gabriel se retourne vers Lucien. GABRIEL FOUQUET T'es qui ? LUCIEN ESNAULT Oh, toi, tu ferais mieux de t'en tenir là avant que tes espagnolades te reprennent ! Albert et Gabriel se retournent ensemble vers Lucien. Ils ont l'expression un peu vague des hommes qui ont trop bu. Gabriel s'incline légèrement vers Lucien, et lui dit, sur un ton très POSÉ : GABRIEL FOUQUET Monsieur Esnault, si la connerie n'est pas remboursée par les assurances sociales, vous finirez sur la paille. Gabriel se retourne vers le comptoir, mais Albert continue à fixer Lucien d'un air sévère. LUCIEN ESNAULT Dis donc, petit malpoli, tu veux que je t'apprenne ? Il fait un pas vers Gabriel, qui le regarde en souriant niaisement, mais Albert arrête Lucien. ALBERT QUENTIN Monsieur Esnault, je vous interdis de tutoyer mon homme de barre. Je vous ai déjà dit que vous n'étiez pas de la même famille. LUCIEN ESNAULT Alors, toi, je te préviens, si t'es venu pour me donner des ordres, je vais vous virer tous les deux à coups de pompe dans le train ! Albert et Gabriel se regardent. ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble) Ohh !... Puis Gabriel fait signe à Albert que c'est à lui « de jouer » ! Et Albert balance à Lucien une baffe si violente qu'il titube sous le choc, et s'écroule sur l'escalier. Sa femme se précipite vers lui. MADAME ESNAULT Lucien !... ALBERT QUENTIN Et ce n'est qu'un coup de semonce. Madame Esnault, et d'autres clients, qui sont accourus, aident Lucien à se relever. Lucien, fou de colère, cherche à se dégager de leurs mains. LUCIEN ESNAULT Ah ! Ah ! Laisse-le moi, hein ! MADAME ESNAULT Partez, ou j'appelle les gendarmes ! JOSÉPHINE Ils ont déjà eu affaire à eux ce matin. Ils n'auraient pas dû les relâcher ! UN CLIENT Mais laisse-les donc, ils sont ronds comme des boules. ALBERT QUENTIN Oui, messieurs, pleins comme la mer. Ensuqué à rabord ! Y a longtemps que vous attendiez ça, hein ? Et ben, ça y est ! Comme ça, vous pourrez causer et égayer vos soirées d'hiver ! Ah ! Il se retourne vers le comptoir. Derrière eux, on voit Madame Esnault et les clients qui entrainent Lucien vers le fond de la salle. GABRIEL FOUQUET Albert... Hmm ?... GABRIEL FOUQUET Ils me font mal aux yeux, tirons-nous. Ils finissent leurs verres. ALBERT QUENTIN T'as raison, va, on a rien à foutre chez les Français moyens. Ils se dirigent lentement vers la sortie. ALBERT QUENTIN On n'appartient pas au même bataillon. Lucien, debout au milieu de la salle, entouré de ses clients, les regarde partir. LUCIEN ESNAULT Et les calvas, qui c'est qui va les payer ? Albert et Gabriel se retournent vers lui. ALBERT QUENTIN Adressez-vous à l'intendance. Nous, on paye plus, on ne connait plus, on ne salue plus. GABRIEL FOUQUET On méprise. Gabriel ponctue sa dernière phrase d'un grand geste. Albert salue l'assistance. Gabriel ouvre la porte, et ils sortent tous les deux. Albert claque violemment la porte derrière lui, faisant tomber un thermomètre publicitaire (Picon Pikina) accroché près de la porte. On l'entend se briser en heurtant le sol. LUCIEN ESNAULT (voix off) Bon Dieu de Bon Dieu ! TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Albert et Gabriel sortent du café et marchent dans la rue longeant l'hôtel Stella. Gabriel s'arrête devant l'hôtel. GABRIEL FOUQUET Albert... Albert se retourne. ALBERT QUENTIN Quoi ? GABRIEL FOUQUET J'ai peur que ta femme soit pas contente. ALBERT QUENTIN Parle pas de femmes en patrouille. Il reprend sa marche un peu titubante, suivi par Gabriel. GABRIEL FOUQUET Juste... Le vent commence à fraîchir. T'as prévu un mouillage ? ALBERT QUENTIN Blangy, dans la Somme. Faut que je te présente à mon père. Gabriel s'arrête de marcher. GABRIEL FOUQUET Albert... Albert se retourne. ALBERT QUENTIN Qu'est-ce qu'y a encore ? GABRIEL FOUQUET Blangy, c'est pas possible. ALBERT QUENTIN Alors, là, tu seras porté déserteur. En opérations, tu sais où ça mène ? GABRIEL FOUQUET Je peux pas partir d'ici... pas tout seul, tu comprends ? J'ai une mission. ALBERT QUENTIN Une mission ?... Ah, ben là, tu tombes dans ma spécialité. Il s'agit de quoi ? Gabriel met un doigt sur ses lèvres. GABRIEL FOUQUET Chhhhut !... Il se rapproche de lui et parle plus bas. GABRIEL FOUQUET Je t'ai parlé de ma fille ? ALBERT QUENTIN La petite Marie ? GABRIEL FOUQUET C'est ça. Et ben, elle est pas heureuse, la petite Marie. Et ben, faut que j'aille la chercher et que je la ramène avec moi. ALBERT QUENTIN Et ben, on y va. Il se remet en marche. On entend le son d'un poste de radio provenant d'une maison indéterminée. L'ANIMATEUR DE RADIO (voix off) Et voici maintenant, comme chaque soir, une émission de Jean-Michel Audiard : « Ici l'on danse ! »... Gabriel s'arrête au milieu de la rue. GABRIEL FOUQUET Albert !... Albert se retourne. ALBERT QUENTIN Je peux pas y aller comme ça. GABRIEL FOUQUET Tu peux pas, tu peux pas. Mais t'es marrant, toi. Qu'est-ce que ça veut dire, tu peux pas ? Hein ? On entend un son d'accordéon provenant d'une maison, certainement d'un poste de radio. Les deux hommes lèvent la tête. Gabriel esquisse quelques pas de danse. Albert se met à danser aussi en chantant. ALBERT QUENTIN Ta-la-la la-laaa... Ils sont maintenant tous les deux en train de danser au milieu de la rue. ALBERT QUENTIN Ti-la-la la-laaa... Ta-la-la la-laaa... La-la la-laaa... Ta-la-lala-la... Une fenêtre s'ouvre au premier étage de la maison devant laquelle ils dansent, et un homme en pyjama apparaît. LE VOISIN RONCHON Hé, vous allez taire vos gueules, un peu, là, oui ? Albert et Gabriel lui font, tous les deux ensemble, un bras d'honneur. ALBERT QUENTIN Ti-la-la la-laaa... Un autre homme, en pyjama, sort d'une maison voisine. UN AUTRE VOISIN RONCHON C'est tout de même malheureux de se mettre dans un état pareil, croyez-moi ! Pour toute réponse, Albert hausse la voix. ALBERT QUENTIN Ti-la-la la-laaa... Il lui fait un bras d'honneur. ALBERT QUENTIN La-la la-la... Ils s'éloignent en dansant. L'homme rentre chez lui. COURS DILLON - PARC - EXTÉRIEUR NUIT L'imposant portail du Cours Dillon, vu de la route. On entend Albert chanter. ALBERT QUENTIN (voix off) La-la-la la-laaa... Ti-la-la la-laaa... Albert et Gabriel entre dans le champ en dansant, et s'approche du portail. ALBERT QUENTIN Ti-la-la la-laaa... Ti-la-la la-laaa... Contrechamp sur Albert et Gabriel, vus à travers les barreaux de la grille du portail, et qui regardent à l'intérieur du parc. ALBERT QUENTIN Bon, ben... A première vue, les défenses ont l'air assez faible. Contrechamp et plan d'ensemble de l'imposant manoir du cours Dillon, vu à travers les arbres du parc. Retour sur Gabriel et Albert, toujours les mains sur les barreaux de la grille et regardant à l'intérieur du parc. ALBERT QUENTIN Alors, inutile de contourner, on va prendre ça en force. Allez ! Je me mets en flèche, et puis tu me files le train. Albert a déjà saisi les barreaux, prêt à escalader le portail. Gabriel lui prend le bras. GABRIEL FOUQUET Hé !... Excuse-moi, Mais c'est pas à toi de prendre les commandes, il s'agit tout de même de ma fille. ALBERT QUENTIN D'accord... D'accord !... Gabriel commence à escalader le portail. Albert se retourne et se plaque le dos contre la grille. Gabriel lui met les deux pieds sur les épaules. ALBERT QUENTIN Ohh !... Oh, ben dis donc, ben t'es un faux maigre ! Contre-plongée sur le haut du portail et Gabriel, qui a maintenant la tête au niveau du sommet du portail, mais qui fait face à la route. GABRIEL FOUQUET C'est peut-être que j'ai la langue chargée. Retour sur Albert. ALBERT QUENTIN Oh !... Ben qu'est-ce tu fous ? Tourne-toi de l'autre côté, voyons. Albert se dégage, et fait deux pas vers la route. Gabriel cale ses pieds sur une barre horizontale de la grille. GABRIEL FOUQUET Albert ! ALBERT QUENTIN Quoi ? GABRIEL FOUQUET Regarde ! Albert se retourne. Zoom arrière, découvrant Gabriel accroché, les bras en croix, au portail. GABRIEL FOUQUET C'est moi, le Christ ! Le portail s'ouvre lentement, et Gabriel se retrouve accroché à la porte de droite. ALBERT QUENTIN Ah !.... Ah !... Ah !... GABRIEL FOUQUET Hé, Albert, hé, me laisse pas ! Albert !... Albert se précipite et Gabriel lui tombe dans les bras. ALBERT QUENTIN Oh !... Oh !... Gabriel se rétablit sur le sol. GABRIEL FOUQUET Oh ben, ça roupille là-dedans, dis donc... Y a une sonnette... Il se tourne vers Albert. GABRIEL FOUQUET Y a une sonnette ? Il met un doigt sur ses lèvres, s'approche de la cloche fixée au portail et tire vigoureusement sur le cordon, faisant tinter la cloche. Puis il se dirige vers le manoir, suivi par Albert. Comme ils s'approchent de la bâtisse, on voit deux fenêtres d'angle s'éclairer au premier étage. GABRIEL FOUQUET Oh, ben, les voilà qui se réveillent, tiens ! D'autres fenêtres s'éclairent, mais au rez-de chaussée. ALBERT QUENTIN Ah ! Enfin ! Ah ben, dis donc ! GABRIEL FOUQUET Ah, ben voilà ! Albert se met à crier : ALBERT QUENTIN Hé, branle-bas de combat, là-dedans !... Branle-bas de combat, je te dis, là-dedans ! Hein ! Plan rapproché sur la porte d'entrée du manoir. ALBERT QUENTIN Allez, comme en 14, investissons l'ouvrage. Il appuie très longuement sur le bouton de la sonnette. ALBERT QUENTIN Ben alors, on se fout de nous, oui ? Mais, ma parole, c'est le soufflet au Sultan ! Oh, Bon Dieu ! Il donne plusieurs coups de pied dans la porte. ALBERT QUENTIN Si j'avais un obusier de 37, je te ferais sauter ça, et puis vite fait ! Gabriel, qui regarde à travers les rideaux, l'arrête de la main. GABRIEL FOUQUET Arrête ! ALBERT QUENTIN Quoi ? GABRIEL FOUQUET Ils envoient un plénipotentiaire. ALBERT QUENTIN Ah ben, c'est pas trop tôt. La porte s'entr'ouvre, et Georgette, l'infirmière de la directrice, apparaît. GEORGETTE C'est vous, monsieur Quentin, qui faites tout ce raffut ? Albert la pousse et se faufile à l'intérieur du bâtiment, suivi par Gabriel. ALBERT QUENTIN Mission exceptionnelle ! COURS DILLON - HALL D'ENTRÉE - INTÉRIEUR NUIT Albert et Gabriel pénètrent dans le hall, pendant que Georgette referme la porte. GEORGETTE Monsieur Quentin, j'avais cru entendre dire que vous poursuiviez une convalescence souhaitable. Vous devriez avoir honte ! Gabriel grimpe sur l'un des fauteuils de cuir, et s'assoit sur le dossier. Il regarde Albert en riant. GABRIEL FOUQUET Elle croit parler à ses niards ? ALBERT QUENTIN Mais il a raison ! Quartier-maître Quentin, du Corps Expéditionnaire d'Extrême-Orient ! Le hall d'entrée, vu en plongée depuis la galerie du premier étage. Attiré par la grosse voix d'Albert, un homme en robe de chambre vient s'accouder à la balustrade. Puis deux femmes, elles aussi en robe de chambre, apparaissent au bas de l'escalier. ALBERT QUENTIN On vient reprendre livraison de la fillette de monsieur. Et si elle n'est pas livrée dans les trois minutes, je ne réponds pas de la réaction du papa ! GEORGETTE Le papa ? GABRIEL FOUQUET C'est moi. Une jeune fille, en nattes et chemise de nuit, vient s'accouder à la balustrade du premier étage. GEORGETTE C'est nouveau, ça ! GABRIEL FOUQUET Pas tellement, non. GEORGETTE Mais vous avez pourtant dit, l'autre jour que... Venant de sa chambre à double porte battante, la directrice vient d'entrer dans la pièce sur sa chaise roulante. ALBERT QUENTIN Attention, les minutes tournent ! MADAME VICTORIA Who are they ? What's going on ? What does this people want ? (Traduction : Qui sont-ils ? Que se passe-t-il ? Que veut cet individu ?) Retour au niveau du sol. Albert écarte les bras. ALBERT QUENTIN Ahhh !... Ben si l'Anglais est déjà dans la place, alors je ne m'étonne plus de rien. ! MADAME VICTORIA I... I don't understand. What do you mean ? (Traduction : Je... je ne comprends pas. Qu'est-ce que vous voulez dire ?) ALBERT QUENTIN Tu vas voir comment je les traite, moi, les Anglais. Gabriel saute de son fauteuil pour arrêter Albert qui s'avance, l'air menaçant, vers la directrice. GABRIEL FOUQUET Gaspille pas tes dons. Madame est française. Il s'assoit - normalement ! - sur le fauteuil. ALBERT QUENTIN Tiens donc ! Comme le colonel Lawrence était arabe ! Perfidie légendaire ! Mais pas avec moi. Je les connais, moi, tous vos trucs. MADAME VICTORIA I do not share this gentleman's opinion about England. But, most important, first we must ascertain whether this gentleman is really the father of our little Marie Fouquet. For the moment, gentlemen, it will be best for you to go. We can attend everything to-morrow morning. (Traduction : Je ne partage pas l'opinion de ce monsieur au sujet de l'Angleterre. Mais, plus important, nous devons, en premier lieu, nous assurer que ce monsieur est vraiment le père de notre petite Marie Fouquet. Pour le moment, messieurs, il serait préférable que vous partiez. On pourra s'occuper de tout cela demain matin.) La voix de la directrice se durcit soudain MADAME VICTORIA And for the child's sake, I do hope that you will be more presentable. Georgette, will you see them to the door, please. (Traduction : Et pour le bien-être de l'enfant, j'espère fortement que vous serez plus présentables. Georgette, voulez-vous bien les raccompagner à la porte, s'il vous plait.) La directrice tourne son fauteuil et se dirige vers la double porte battante. Gabriel se tourne vers Albert. GABRIEL FOUQUET Elle a dit : à demain. ALBERT QUENTIN Mais c'est Fachoda ! Gabriel se lève. GABRIEL FOUQUET Dis donc, si on envisageait un repli ? ALBERT QUENTIN Mais pourquoi pas une retraite ? Gabriel se dirige vers la porte. Albert reste sur place. ALBERT QUENTIN Moi, je trouve que c'est amener les couleurs un peu vite ! Il s'adresse à Georgette, tout en se dirigeant, lui aussi, vers la porte. ALBERT QUENTIN Estafette, faites savoir au chef de poste qu'on est d'accord pour remettre l'affaire à demain, mais demain matin, pas plus. Il s'arrête alors qu'il est presque arrivé à la porte et se tourne vers Georgette. ALBERT QUENTIN Et si, à dix heures, la fillette n'est pas à mon PC avec armes et bagages, et ben, vous entendrez parler des hussards de la mort ! Considérez ça comme un ultimatum. GEORGETTE Bien, monsieur Quentin, on transmettra. Gabriel ouvre la porte et s'efface pour laisser passer Albert. Georgette les rejoint. Gabriel sort à son tour. Georgette ferme la porte derrière lui et donne deux tours de verrou. COURS DILLON - PARC - EXTÉRIEUR JOUR Albert et Gabriel viennent de sortir du bâtiment et se dirigent vers la sortie. GABRIEL FOUQUET T'as forcé un peu dans l'épouvante, mais t'as eu des moments romains. ALBERT QUENTIN Toujours. Quelle belle nuit, hein ? Gabriel s'arrête. GABRIEL FOUQUET J'aimerais t'emmener en Andalousie, les nuits sont bleues. Albert se retourne. ALBERT QUENTIN Ohh !... Mais en Chine aussi, monsieur, quand tu descends vers le Sud. Tu sais pas ce qu'il faudrait ? Il tend les bras vers le ciel. ALBERT QUENTIN Et ben, faudrait illuminer tout ça, peindre tout ça en rouge. Ben, on peut tout de même pas y foutre le feu... note bien qu'en y réfléchissant... Gabriel se penche en avant, semblant en proie à une réflexion intense, un peu compliquée dans son état. GABRIEL FOUQUET Tais-toi. Laisse-moi me rappeler... La féérie lumineuse... Le 14 juillet en boutique... Où est-ce que j'ai entendu ça, bon sang ? Parce que je l'ai entendu et vu... Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je dis bien de quoi que ce soit... Un barbu... « Au Chic Parisien » ! ALBERT QUENTIN Landru ! GABRIEL FOUQUET C'est ça ! Il a une caisse, là, pleine de fusées, un stock à faire sauter Versailles. Albert écarte les bras. ALBERT QUENTIN Embrasse-moi, mec ! Il le serre dans ses bras, et l'embrasse dans le cou. ALBERT QUENTIN Tiens, t'es mes vingt ans ! Nickelé, Champion du Monde ! On y va ! Ils se mettent à danser en se dirigeant vers la sortie du parc. ALBERT QUENTIN & GABRIEL FOUQUET (ensemble) Ta-la-la la-la... Ta-la-la la-la... FONDU ENCHAINÉ AU CHIC PARISIEN - INTÉRIEUR NUIT Les caisses de feu d'artifice sont ouvertes, et les fusées, qu'elles contiennent, ont certainement été répertoriées, puisqu'elles sont un peu en désordre. Sur un cageot, sont posées deux bouteilles de Beaujolais, une vide et une pleine. Les trois hommes sont en train de boire, Landru devant une caisse d'explosifs ouverte, Albert un peu en retrait derrière lui, et Gabriel assis sur une autre caisse. Ils reposent leurs verres. GABRIEL FOUQUET Si vos pétards sont à la hauteur de votre Beaujolais, on va nous entendre du Havre ! Albert se ressert à partir de sa bouteille personnelle. Landru inspecte les mèches des fusées dans la caisse ouverte devant lui. LANDRU Oh-oh, pour péter, ça pètera, j'en réponds... comme de moi- même. Ça date pourtant de trente ans, mais inaltérable. Signé Ruggieri. Il brandit deux fusées posées derrière lui. Gabriel saute de son perchoir. GABRIEL FOUQUET Albert... ALBERT QUENTIN Quoi ? Gabriel soulève une caisse de fusées. GABRIEL FOUQUET On pourra jamais porter ça à deux, il va falloir faire dix voyages, au moins. Landru, les bras chargés de fusées, le regarde avec une certaine irritation. LANDRU Was ist das ? Il n'a jamais été question de jouer à ça sans moi, ne serait-ce que pour des raisons de survie. La pyrotechnie, messieurs, exige un savoir livresque et un tour de main absolument insoupçonnable. Il empile son matériel dans une charrette à bras. ALBERT QUENTIN Bon, ben, allez, quoi, allons-y ! On n'oublie rien ? LANDRU Rien ! Il ouvre une caisse, dans laquelle il dépose les fusées qu'il avait en main. LANDRU Le programme est assuré. Vingt-trois marrons d'air, dix bombes étoilées multicolores, les éventails à surprise, dix phlox rotatifs, et un jardin suspendu. Albert lève les bras vers le plafond. ALBERT QUENTIN Alors, là, messieurs, ça va être dantesque ! On va le repeindre, leur ciel ! Zoom avant sur la charrette remplie d'explosifs. On entend siffler une fusée. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Contre-plongée sur le ciel au-dessus de Tigreville endormie. On entend siffler la fusée que l'on a déjà entendue sur l'image précédente, et des feux d'artifices éclatent dans le ciel. Retour au niveau du sol. Devant l'hôtel, des touristes regardent le ciel, dont un officier anglais. L'OFFICIER ANGLAIS Splendid ! Nouvelle contre-plongée sur le ciel, montrant les feux d'artifices qui éclatent. Autre contre-plongée au-dessus de l'hôtel Stella. Puis plusieurs contre-plongées en succession rapide, montrant divers angles du ciel entre les maison de Tigreville, tous illuminés par les feux d'artifice. Plan moyen sur le Café Normand, d'où sort la patronne, enveloppée dans un châle blanc, suivie d'un client. LE CLIENT Oh, merde, c'est tout de même pas le 14 juillet ! Il court vers la plage. MADAME ESNAULT Mai si, c'est bien un feu d'artifice, je le vois bien ! Tout le monde court vers la plage. Lucien sort, à son tour, du café et réajuste sa casquette. D'autres personnes courent dans la rue. Nouvelle série de contre-plongées sur le ciel illuminé de Tigreville. Retour vers Lucien, qui prend sa femme par le bras, et l'entraine vers la mer. LUCIEN ESNAULT Ça vient de par là. L'homme au béret, venant du bord de mer, rejoint Lucien et sa femme. L'HOMME AU BÉRET Dis donc, y a Albert qui fait le con sur la plage avec un feu d'artifice. Faut voir ça. Lucien part en courant dans le sens inverse de la mer. MADAME ESNAULT Lucien ! Fais attention ! Où vas-tu ? L'HOMME AU BÉRET Là, regarde ça ! Plusieurs contre-plongées rapides sur le ciel illuminé. TIGREVILLE - LA GENDARMERIE - EXTÉRIEUR NUIT Le brigadier Maurice et le gendarme Alexandre sortent de la gendarmerie et regardent vers le ciel. Tout le monde court dans la rue en direction de la plage. Contre-plongée sur le ciel illuminé. Retour au niveau du sol. Les deux gendarmes dévalent les marches du perron de la gendarmerie. Alexandre prend quand même le temps de fermer la porte. Contre-plongée sur le ciel illuminé. TIGREVILLE - RUE HÔTEL STELLA - EXTÉRIEUR NUIT Plan en contre plongée sur la façade de l'hôtel, montrant la fenêtre de la chambre d'Albert, à côté de l'enseigne. La fenêtre s'ouvre et Suzanne apparaît. Contre-plongée sur le ciel illuminé. Plan en plongée vers la rue, comme vu de la fenêtre de la chambre d'Albert. Lucien arrive en courant, et lève la tête vers Suzanne. Retour sur Suzanne, en chemise de nuit, qui regarde avec surprise toute l'agitation dans la rue. Contrechamp et plan en plongée sur Lucien dans la rue. LUCIEN ESNAULT Alors, madame Quentin, il paraît qu'Albert est sur la plage ! Il repart en courant vers la plage. Autre plan de la rue avec les gens qui courent vers la plage. Panoramique vers le ciel et les feux d'artifice. Plan général du ciel illuminé. Panoramique vers le bas et : TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR NUIT Les gens arrivent, en rangs serrés, et s'accoudent à la balustrade qui surplombe la plage. Sur la plage, en contrebas, on distingue les caisses de fusées, et des hommes debout à côté. ALBERT QUENTIN (voix off provenant de la plage) Voilà les Balubas qui arrivent ! DES VOIX DANS LA FOULE Qu'est-ce qui font ? Il est cinglé ! ALBERT QUENTIN (voix off provenant de la plage) Et une verte ! Plan rapproché sur Gabriel allumant une fusée avec une mèche d'allumage. Il se rapproche d'Albert, qui regarde vers le ciel. Plan rapide sur le ciel illuminé. Retour sur la plage. Landru allume une fusée. LANDRU Une verte maintenant, Quentin ! La fusée part. Plan rapide sur le ciel et la fusée qui éclate. Retour sur la plage. LANDRU Et une rouge ! Il l'allume. ALBERT QUENTIN Et maintenant, une tricolore ! On fait plus de détail. Gros plan sur la fusée allumée par Quentin. Plan rapide sur le ciel. Retour vers la plage. Albert et Gabriel s'approche de deux caisses de fusées reliées entre elle par un circuit de mèches. ALBERT QUENTIN A vous de jouer, mon cher. Gabriel écarte les bras. GABRIEL FOUQUET Albert, j'en ferai rien. Quand il s'agit de faire sauter la ville, honneur à l'autochtone. ALBERT QUENTIN L'autochtone n'en fera rien, tirez le premier ! Gabriel s'exécute et allume la caisse de fusées. Les deux hommes s'écartent. Les fusées commencent à partir en succession rapide. Contre champ en plan d'ensemble de la foule massée derrière la balustrade. Les gens s'éloignent un peu devant la quantité de fusées qui partent. Plan rapproché sur les fusées qui continuent à partir de la caisse. Contrechamp sur la foule qui revient vers la balustrade. Retour sur la caisse de fusées qui continuent à partir. Plan général du ciel illuminé. Retour sur la foule qui applaudit. Sur la plage, plan d'ensemble sur les trois hommes qui s'approchent de trois batteries de chandelles romaines. LANDRU A vos chandelles romaines ! Chaque homme est debout devant sa cible, mèche d'allumage à la main. LANDRU Présentez torches ! Les trois hommes lèvent les mèches au niveau de leur visage, comme s'ils saluaient avec un sabre de cavalerie. LANDRU A mon commandement, feu ! Chacun allume sa batterie, puis s'éloigne en courant. Les chandelles romaines partent en succession rapide. Plan général du ciel montrant les chandelles romaines qui montent. Retour sur la plage et les batteries de chandelles, toujours en activité. Contrechamp sur la foule qui applaudit. Plan général du ciel illuminé. Retour sur la foule en délire. Sur la plage, plan d'ensemble des trois hommes qui s'approchent de trois mâts, supportant des sortes d'hélices, en fait des sortes de roues lumineuses, qu'en pyrotechnie, on appelle des « soleils ». LANDRU A nos morts ! ALBERT QUENTIN A nos morts ! GABRIEL FOUQUET A nos morts ! Ils allument chacun la base d'un mât, puis ils s'éloignent, mèche levée, en chantant. LANDRU, GABRIEL & ALBERT (ensemble) Ta-ta ta-la-la-la... Ta-ta ta-la-la-ta... Ta-ta ta-la-la- la... Ta-ta ta-la-la-ta... Plan d'ensemble de la foule, vue de dos sur la corniche au bord de la plage, avec les soleils qui tournent au-dessus de leurs têtes. Plan rapproché sur les soleils qui tournent. Retour sur la foule, avec les soleils au-dessus d'eux. Les deux gendarmes arrivent par derrière et écartent la foule. Sur la plage, plan rapproché, en légère contre-plongée, des trois hommes qui regardent les soleils tourner. ALBERT QUENTIN Hong-Kong, la Cucaracha, Singapour et la petite Tonkinoise ! GABRIEL FOUQUET La Puerta del Sol ! ALBERT QUENTIN Et la fête continue ! Plan moyen sur les soleils qui continuent à tourner. Contre-plongée sur la foule au bord de la balustrade, comme vue de la plage. Au premier rang, les deux gendarmes. MAURICE Arrêtez cette plaisanterie, je vais vous coffrer, moi ! Plan moyen sur les trois hommes sur la plage. Ils ne rient plus. LANDRU Ils ont amené les guignols ! Contre champ sur la foule et les gendarmes. MAURICE Je vous dis d'arrêter cette plaisanterie ! Oh mais... Retour sur les trois hommes. LANDRU La délation, messieurs, réclame un châtiment. A nous les explosifs ! Ils partent en courant. ALBERT QUENTIN Joli temps pour les artilleurs ! Albert et Landru allument plusieurs fusées en même temps. GABRIEL FOUQUET Aimable barbiflore, passez-moi les pétards ! Landru désigne une caisse. LANDRU Là, dans la caisse. C'est dans la boite. Gabriel se penche sur la caisse. GABRIEL FOUQUET Puisque vous n'avez rien de mieux. LANDRU La grenade offensive n'est pas courante en mercerie. GABRIEL FOUQUET On va tâcher de faire avec. Il prend des fusées dans la caisse. Rapide plan général sur le ciel illuminé, puis retour sur la plage. ALBERT QUENTIN Qu'est-ce qu'y a là-bas dedans ? Il désigne quelque chose du doigt. LANDRU Attention ! Ça pète ! Il désigne la foule. Plan d'ensemble de la foule, menée par les gendarmes, et qui descend le long de la rampe qui mène vers la plage. MAURICE Pour la dernière fois, je vous somme de vous arrêter ! Retour sur la plage et les trois hommes. ALBERT QUENTIN Gendarme, faites évacuer les femmes et les enfants, je vais raser le littoral ! GABRIEL FOUQUET Nous allons rayer la Normandie de la carte ! Feu ! Il lance sa fusée. Plan moyen de la charrette de Landru, garée au pied de la rampe qui descend vers la plage. La fusée de Gabriel tombe dedans et allume les explosifs qu'elle contient. La foule, menée par les gendarmes, et qui était presque arrivée au bas de la rampe, s'arrête net, et revient en courant vers le haut de la rampe. Toutes les fusées, encore contenues dans la charrette, explosent les unes après les autres. Plan d'ensemble de la foule qui remonte en désordre vers le haut de la rampe. Retour sur la plage et les trois hommes. Albert pointe la foule du DOIGT ALBERT QUENTIN L'ennemi est en fuite, mais maintenant une retraite s'impose, messieurs. LANDRU Chacun pour soi. Moi, je vais me baigner. Il court vers la mer, une mèche d'allumage à la main. GABRIEL FOUQUET Qu'est-ce qu'on fait ? ALBERT QUENTIN Descendons le Yang-Tsé-Kiang. C'est tout droit. Viens. Ils s'éloignent en courant. Plan d'ensemble des soleils qui continuent à tourner, avec Albert et Gabriel en premier plan. Plan moyen sur la charrette qui continue à exploser en continu. Retour sur Albert et Gabriel qui marchent toujours sur la plage, s'éloignant des soleils, qui s'éteignent et s'arrêtent de tourner, l'un après l'autre. Fondu au noir. TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR Vue d'ensemble de la plage déserte. TIGREVILLE - BLOCKHAUS SUR LA PLAGE - INTÉRIEUR JOUR Dans le blockhaus où Gabriel s'était réfugié pour ne pas être vu par Marie, Albert et Gabriel sont endormis, Albert, à moitié assis contre un mur, et Gabriel, allongé par terre en face de lui. Albert se réveille lentement. ALBERT QUENTIN Oh !... oh !... Gabriel se relève lentement et se met en position assise. ALBERT QUENTIN Vous croyez pas qu'il serait temps de rentrer. GABRIEL FOUQUET Rentrer où ? J'ai toujours entendu dire que, dans les cas de reniement, on entendait le coq chanter. Albert se met debout. ALBERT QUENTIN Oui, et ben, on parlera de ça plus tard, parce que j'ai un train à prendre. GABRIEL FOUQUET Vous allez toujours à Blangy ? Albert sort du blockhaus. ALBERT QUENTIN Hé oui, mon père a l'habitude que je sois là. Alors je serai là, pas brillant, mais là. Et vous, vous rentrez à Paris ? Gabriel se met debout. GABRIEL FOUQUET J'ai vu la mer, je ne peux pas aller plus loin. Il sort, lui aussi, du blockhaus. Par l'ouverture, on les voit s'éloigner lentement tous les deux. TIGREVILLE - PLAGE - EXTÉRIEUR JOUR Sur la promenade, au bord de la plage, se déroule une cérémonie officielle. Des soldats en uniforme français, anglais, américains, avec leurs drapeaux nationaux. Un officier anglais (ou américain ?) lit une déclaration, avec une très nette pointe d'accent anglais. OFFICIER ANGLAIS La France nous a toujours montré le chemin de la liberté. Plusieurs soldats, au bord de la rambarde de pierre, se penchent pour regarder Albert et Gabriel, qui remontent l'escalier venant de la plage. OFFICIER ANGLAIS Liberté, liberté chérie, comme disait votre grand poète Victor Hugo. C'est au nom de cette liberté que sont tombés les victimes de la prodigieuse bataille dont cette petite plage française fut le théâtre tragique. Albert et Gabriel sont maintenant arrivés en haut des marches, et s'éloignent tranquillement, sans un regard pour la cérémonie. L'assistance et les soldats, eux par contre, suivent les deux hommes du regard avec un certain intérêt. Un léger brouhaha, peu respectueux pour la cérémonie, s'élève d'ailleurs de la foule. OFFICIER ANGLAIS Tragique, mais glorieux. Qu'il me soit permis de remercier plus particulièrement cette année monsieur le maire et messieurs les conseillers municipaux pour le magnifique feu d'artifice... Plan moyen d'Albert et Gabriel longeant la rangée de cabines de plage, d'un pas tranquille et un peu trainant. OFFICIER ANGLAIS (voix off) ... qui a donné à notre pieuse réunion un éclat dont nous nous inspirerons désormais. C'est pourquoi je crie, du fond du coeur : Vive les États-Unis, Vive l'Angleterre, Vive la France ! HOTEL STELLA - VESTIBULE DE RÉCEPTION - INTÉRIEUR JOUR Marie Fouquet est assise sur une chaise en face du bureau de réception, une valise posée à côté d'elle. Elle n'est plus en uniforme, mais, par contre, elle porte le pull-over que lui a offert son papa. Elle feuillète un magazine. La porte s'ouvre lentement. Albert entre, suivi de Gabriel. Marie se lève. MARIE FOUQUET Papa ! Que je suis contente ! Elle monte debout sur la chaise pour embrasser son père. Albert referme la porte. Debout sur les premières marches de l'escalier, Suzanne regarde son mari. MARIE FOUQUET Alors, c'est vrai que tu m'emmènes ? GABRIEL FOUQUET Mais bien sûr que te t'emmène. Elle l'embrasse encore, puis se frotte la joue. MARIE FOUQUET Dis donc, tu piques ! Albert se rapproche de Suzanne. ALBERT QUENTIN Alors, moi, personne m'embrasse, mais je pique aussi. Je vais me raser. Il monte deux marches et s'arrête au niveau de Suzanne. ALBERT QUENTIN Euh... bon... ben... Boh, euh... Je prendrai le train de quinze heures, quoi. Derrière eux, Gabriel est en train d'aider Marie à remettre son manteau. SUZANNE QUENTIN Je savais pas à quelle heure tu rentrerais, j'ai fait remonter ta valise, c'est idiot. ALBERT QUENTIN Ben oui, oh... Il monte l'escalier et passe devant Suzanne qui ne bouge pas, mais se retourne pour le suivre des yeux. DEAUVILLE - PLACE DE LA GARE - EXTÉRIEUR JOUR Plan moyen de la DS break d'Albert sur le parking de la gare. Il y a des valises sur le toit. La porte arrière droite s'ouvre, et Gabriel sort, suivi de Marie. Devant eux, Albert sort aussi de la voiture. Il porte un manteau et un chapeau, prêt pour une visite au cimetière de son père. Gabriel et Albert récupèrent chacun leurs valises sur le toit, deux pour Gabriel, et une pour Albert. Suzanne, qui était au volant, fait le tour de la voiture. Marie s'approche d'elle. MARIE FOUQUET Au revoir, madame Quentin. Elle lui serre la main. SUZANNE QUENTIN Au revoir, ma petite Marie. Elle se penche et l'embrasse. Gabriel pose une de ses valises, et tend la main à Suzanne GABRIEL FOUQUET Au revoir, madame, merci pour tout. Ils se serrent la main. Gabriel se penche, récupère sa valise et s'éloigne avec Marie, qui lui prend la main. Suzanne et Albert se regardent. SUZANNE QUENTIN Je t'attends mardi au train de six heures ? ALBERT QUENTIN Ben, bien sûr. SUZANNE QUENTIN T'oubliera pas ton changement à Lisieux ? Quelques mètres plus loin, Gabriel a posé ses deux valises en attendant Albert. ALBERT QUENTIN Tss-tss !... N'aie pas peur. SUZANNE QUENTIN Oh, j'ai pas peur. Je regrette que la petite Marie n'ait pas vu le feu d'artifice. C'était formidable. ALBERT QUENTIN Ils sont pas prêts d'en revoir un comme ça, va. Allez, au revoir. Ils s'embrassent sur les deux joues. Gabriel a récupéré ses valises. Albert le rejoint. Travelling arrière sur les trois voyageurs qui marchent vers la gare, Marie entre les deux hommes. Elle donne la main à son père, et timidement, elle tend la main à Albert, qui lui donne la main. Derrière eux, Suzanne les regardent s'éloigner. Albert se penche et regarde Marie en souriant. Fondu enchainé. TRAIN - INTÉRIEUR JOUR Plan moyen du compartiment, où ils ne sont que tous les trois, Albert et Marie à côté de la vitre, et Gabriel à côté de Marie. Marie craque une allumette pour la cigarette de son père. Gabriel se penche sur l'allumette pour allumer sa cigarette. Marie souffle l'allumette et la jette dans le cendrier sous la vitre. Marie regarde Albert. MARIE FOUQUET C'est où que tu changes de train ? ALBERT QUENTIN Ben, ça va pas tarder. MARIE FOUQUET T'as pas le temps de me raconter une autre histoire ? Juste une. ALBERT QUENTIN Ben, si tu veux, mais alors, c'est la dernière. Et puis elle est vraie, celle-là. Il se penche en avant. ALBERT QUENTIN Alors, écoute. En Chine, quand les grands froids arrivent, dans toutes les rues des villes, on trouve des tas de petits singes égarés sans père, ni mère. On sait pas s'ils sont venus là par curiosité ou bien par peur de l'hiver, mais, comme tous les gens là-bas croient que même les singes ont une âme, ils donnent tout ce qu'ils ont pour qu'on les ramène dans leurs forêts, pour qu'ils retrouvent leurs habitudes, leurs amis. Si Marie semble très attentive à l'histoire d'Albert, Gabriel, lui, sourit. ALBERT QUENTIN Et c'est pour ça qu'on voit des trains pleins de petits singes qui remontent vers la jungle. Albert se cale dans son siège. ALBERT QUENTIN Ah, on arrive. Par la vitre du compartiment, on voit un homme qui passe dans le couloir, une valise à la main. Marie le regarde passer. Albert remet son chapeau, et se lève. Il se penche sur Marie, qui se lève. ALBERT QUENTIN Allez, au revoir, ma belle. Ils s'embrassent. Gabriel se lève pour l'aider à attraper sa valise sur l'étagère au-dessus des sièges. ALBERT QUENTIN Non, non, ne vous dérangez pas. Il descend sa valise et la pose sur le siège. ALBERT QUENTIN Allez, au revoir. GABRIEL FOUQUET Au revoir. Gabriel se lève légèrement. Les deux hommes se serrent la main. Gabriel se rassoit. Albert sort dans le couloir. GARE DE LISIEUX - EXTÉRIEUR JOUR Plan d'ensemble du quai, en travelling avant, comme si la caméra était posée sur la locomotive, dont on voit l'avant en premier plan. Le train venant de Deauville entre en gare, puis il s'arrête. TRAIN - INTÉRIEUR JOUR Gabriel et Marie sont debout dans le compartiment. Gabriel baisse la vitre. GARE DE LISIEUX - EXTÉRIEUR JOUR Plan d'ensemble du quai avec la compartiment de Gabriel en premier plan. Gabriel se penche par la vitre de son compartiment. Marie apparaît à côté de lui. On voit Albert qui descend du train. Il ne se retourne pas vers Gabriel et Marie. MARIE FOUQUET Dis, papa, tu crois qu'il en a vu, des singes en hiver ? GABRIEL FOUQUET Je pense qu'il en a vu au moins un. ANNONCE (voix off sortant d'un haut-parleur) Lisieux. Les voyageurs pour Rouen, Azincourt (?), Blangy changent de train. Correspondance sur le même quai. Départ à dix heures... Albert s'assoit sur un banc, tournant le dos au train qu'il vient de quitter. Il pose sa valise à côté de lui. Il enlève son chapeau, qu'il pose sur le banc, met les mains dans ses poches, et sort un bonbon de l'une d'entre elles. Il enlève lentement l'enveloppe protectrice, sort le bonbon et le met dans sa bouche. Derrière lui, le train redémarre. Gabriel et Marie sont toujours à la fenêtre de leur compartiment. Ils regardent Albert, qui, lui, ne tourne pas la tête pour les regarder. Travelling en légère plongée. On a l'impression que la caméra est installée dans le compartiment de Gabriel. Sur le quai, Albert ne bouge pas, environnée par la fumée provenant de la locomotive. On passe devant Albert et la caméra pivote pour rester pointée sur lui. Puis on le voit s'éloigner lentement, toujours assis sur son banc. Sur l'écran, apparaît en lettres majuscules blanches : ... Et le vieil homme entra dans un long hiver... Le texte disparaît, puis fondu au noir. FIN
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